François VIGNON

François VIGNON

Missionnaire, natif d’Ecurey, pendant la Révolution

I

Naissance et baptême de François Vignon

Sa famille – Ses Etudes – Son orientation

Débuts de son ministère à Ecurey

            François Vignon, fils de Georges Vignon, laboureur, et de Barbe Richard, naquit à Ecurey le 31 mai 1765. Il fut baptisé le lendemain 1er juin par M. Lamacq, prêtre du diocèse de Verdun, avec la permission du curé de la paroisse

            Georges Vignon et Barbe Richard,  eurent au moins cinq enfants:

            1° François, l'aîné, objet de cet article.

            2° Jean-Baptiste ou Jean-François, élève distingué au séminaire de Verdun, mort en émigration.

            3° Paul, ancien fermier du Chapitre à Ecurey, mort retiré chez M. l'abbé Richard, son cousin, doyen de Souilly.

            4° Marie-Madeleine, qui avait été avant la Révolution, religieuse de la congrégation de Verdun, se retira chez son frère l'abbé Vignon, et mourut à Malancourt

            5° Barbe, non mariée, qui resta chez son frère Paul

            M. Nicolas Gillant, originaire de Champneuville, curé d'Ecurey depuis 1761, donna les premières leçons de piété et d'instruction religieuse au jeune François Vignon, l'admit à la première communion, et contribua à faire naître ou au moins à développer dans cet enfant intelligent et pieux les dispositions à la vocation ecclésiastique; il est probable que, sous la bonne direction de ce prêtre, le jeune élève Vignon commença l'étude du latin.

            Le 7 mars 1782, François Vignon, âgé de plus de 16 ans reçoit dans l'église de Romagne, le sacrement de Confirmation, des mains de Mgr Desnos, évêque de Verdun. Il était conduit avec d'autres enfants par M. Pierre Chollet, curé d'Ecurey, qui venait de succéder à M. Gillant, devenu curé de Pillon (M. Nicolas Gillant, mort en 1785, curé de Pillon où l'on voit sa tombe, était l'oncle de Jean-Antoine Gillant qui devint général de brigade).

            Fortifié dans sa ferveur, plein d'entrain et de bonne volonté, notre étudiant vint continuer ses humanités et faire sa philosophie au collège de Verdun, ancien collège des jésuites, alors dirigé par des ecclésiastiques.

            Vers 1785, il entra au grand Séminaire de Verdun, où il se distingua par sa régularité, son zèle, sa rare piété et son ardent attrait pour la science théologique (D’après les notes du Séminaire, M. Vignon François payait 288 livres de pension annuelle).

            Au mois d'août 1788, François Vignon signe à Ecurey un acte religieux avec le titre de << diacre >>.

            Il fut ordonné prêtre par Mgr Desnos en 1789, à l'ordination de la Trinité, qui cette année tombait le 7 juin.

            Après son ordination, M. Vignon revint dans sa paroisse natale, où il exerça le ministère sacerdotale avec le titre de << prêtre habitué résidant à Ecurey >>: c'est la dénomination qu'il prend lui-même dans divers actes religieux depuis le 18 juin 1789 jusqu'au commencement de 1798.

            Avant la Révolution, la paroisse d'Ecurey avait Peuvillers pour annexe; et dans son double service le curé était ordinairement aidé par un vicaire ou par un prêtre habitué. Ce fut donc pour servir d'auxiliaire à son curé que le jeune prêtre Vignon resta quelque temps dans sa propre paroisse. Dans un acte religieux de Peuvillers du 29 novembre 1789, il se dit << prêtre faisant les fonctions de vicaire tant à Ecurey qu'à Peuvillers (Archives de Peuvillers).    (Communication de M. Simonin, maire de cette commune) >>.

            En cette même année François Vignon eut la douleur de perdre son père, mort le 16 septembre, à l'âge de 61 ans.

II

Vicariat à Damvillers – Refus de serment

Soulèvement populaire contre l’intrus ; La force armée ;

Proclamation

            Le 13 janvier 1799, M. Vignon commença son ministère à Damvillers avec le titre de vicaire, comme en témoignent les actes religieux de cette paroisse.

            Les Archives municipales nous fournissent de curieux détails sur l'histoire des derniers mois du vicariat de M. Vignon.

            Quand en janvier 1791 fut publié la loi du 26 décembre 1790, obligeant les prêtres au serment constitutionnel, M. Gérard Mandre, docteur en droit, curé de Damvillers, et M. Vignon, son vicaire, déclarèrent que prêts à tous les autres sacrifices, ils ne pouvaient cependant sacrifier leur conscience en jurant le maintien de la constitution civile du clergé, attendu que ce serment pur et simple était contraire aux lois de Dieu et de son église. M. le Curé écrivit à la municipalité une lettre par laquelle il s'offrait de prêter le serment avec des restrictions. Une requête << signée de tous les citoyens >> fut envoyée au district et au département avec les modifications offertes. A cette demande on répondit par un refus: de là, mécontentement des pétitionnaires qui affectionnaient leurs pasteurs et craignaient de les voir obligés de s'éloigner.

            Sur ces entrefaites un intrus, Nicolas Fauvelle, verdunois d'origine, ancien curé de Froidos et ancien vicaire-curateur de Bellefontaine, fut nommé curé de Damvillers par le corps électoral du district de Verdun; muni d'une lettre de l'évêque constitutionnel, il vint se faire installer le dimanche 27 mars: le même jour, le véritable curé crut devoir céder devant la force et partir. Plus ardent et plus intrépide, son vicaire, M. Vignon, resta quelques jours encore. Tous deux, furent un jour insultés et frappés par un patriote membre de la Société des Amis de la Constitution.

            M. Mandre et M. Vignon se rendaient du presbytère à l'église; une troupe de révolutionnaires exaltés les poursuit avec des cris injurieux: l'un d'eux va jusqu'à les frapper à coup de fouet; il s'était muni d'un fouet de postillon à manche droit, et c'est armé de la sorte qu'il les conduisit l'église.

            Déjà deux partis bien accentués divisaient les habitants de la ville; les uns, forts nombreux et appuyés par plusieurs conseillers municipaux, refusaient de reconnaître l'intrus, et menaçaient de se soulever contre lui: les autres fonctionnaires ou associés-patriotes, prétendaient qu'avant tout il fallait se soumette à la loi constitutionnelle. Les esprits s'échauffèrent tellement qu'une émeute populaire parut se préparer pour le dimanche suivant 3 avril: on voulait forcer l'intrus à quitter la paroisse, et l'empêcher d'entrer dans l'église et d'y continuer ses fonctions. Pour le protéger, la municipalité, par délibération du 31 mars, demanda aux chefs de la garde nationale de commander 20 hommes par compagnie, et le maire avertit les administrateurs du district de Verdun de ce qui se passait. Ceux-ci par arrêt du 1er avril, ordonnèrent des poursuites contre les fauteurs de troubles, requirent de M. Philippe, commandant pour le roi à Verdun, l'envoi à Damvillers d'un détachement de 30 hommes du régiment de Dragons-Condé, et déléguèrent des pouvoirs à l'un des membres du district , au sieur Lambry, pour aller sur place surveiller, commander et remettre l'ordre. En effet, le lendemain 2 mars, les trente dragons entraient à Damvillers, et le dimanche 3 mars, tandis que ces soldats et la gendarmerie étaient sur pied de guerre, le commissaire du district, accompagné du secrétaire Mondon fils, délibéraient gravement avec la municipalité, et tous, pour en imposer aux habitants, se rendaient en corps à l'église à la messe du curé constitutionnel.

            Devant cette manifestation de l'autorité civile, et surtout devant un pareil déploiement de la force armée, les catholiques restèrent calmes: leur chef, M. Vignon, céda à regret et quitta la ville.

            La délibération municipale du 3 avril, qui nous fourni la plupart de ces renseignements, constate le départ de M. Vignon et nous édifie en ces termes sur sa foi courageuse: << M. le Maire a dit que le sieur cy-devant vicaire de cette paroisse, réfractaire à la loy du serment, qui paraissait vouloir en continuant à habiter cette ville et y exciter à plonger les esprits faibles dans une erreur capable de les détourner et de l'obéissance qu'ils doivent aux loix et de la vénération qu'ils doivent à tant de titres à leur nouveau pasteur, s'estait enfin déterminé à abandonner cette ville: que dès lors il y avait lieu d'espérer que le calme ne tarderait pas à se rétablir >>. (Archives de la Mairie de Damvillers)

            Ainsi, même d'après les textes officiels, M. Vignon se montra dès le commencement grand lutteur contre le schisme, et il faut avouer que la première défaite fut glorieuse.

            Après la journée du 3 avril, les partisans de l'intrus de Damvillers n'étaient pas rassurés, car, sur leur demande, il fut arrêté << que le détachement de dragons de Condé demeureraient en cette ville jusqu'à nouvel ordre >>. Le lendemain 4 avril, une proclamation habilement rédigée, au nom du directoire du district de Verdun et du conseil général de la commune, fut publiée dans la ville. Ce document, en apparence fort conciliant, était bien fait pour illusionner et tromper les catholiques. On cherche à leur expliquer la nécessité du départ << des sieurs curé et vicaire réputés démissionnaires à défaut par eux d'avoir presté le serment >>: on essaie de légitimer la loi de la constitution civile du clergé en prêchant l'union et l'attachement à la religion: on engage les fidèles à reporter leur affection sur le nouveau curé, et enfin, on défend expressément à toute personne << d'insulter ou permettre qu'il soit fait aucune injure à ecclésiastiques fonctionnaires ou autres qui auraient ou n'auraient pas presté le serment.... >>. Il semble qu'ainsi cette proclamation eût voulu contenter à la fois les deux partis.

            Obtenue par force et par hypocrisie, la pacification extérieure n'enleva jamais des cœurs l'affection aux vrais pasteurs obligés de s'éloigner: elle ne servit pas même à donner du prestige au curé intrus qui bientôt tomba dans le mépris public.

III

L’émigration – Givet - Namur

            Dans son infatigable activité, M. Vignon se multipliait tellement qu'il serait impossible de dire tous les endroits qu'il a parcourus. Rien d'étonnant à cela, doté d'une force musculaire hors norme, il ne se reposait presque pas: il marchait la nuit, courait parfois le jour, avec une incroyable vélocité, en peu de temps il faisait un long chemin. Quoiqu'il fût partout ses ennemis ne le trouvaient nulle part.

            Il est hors de doute que, pendant la Révolution, il exerça son ministère en France, en Belgique et en Westphalie

            En France, son ministère s'étendit non seulement à beaucoup de paroisses du diocèse de Verdun, mais encore à quelques paroisses des diocèses voisins.

            Ainsi, il exerça la fonction de vicaire à Givet et ses environs, puis Namur qui à l'époque était française.

IV

Ecurey pendant la Révolution

Lissey – M. Vignon caché chez sa mère

            Pendant qu'il luttait à Damvillers contre l'établissement du schisme constitutionnel, M. Vignon gémissait de la faiblesse  et de la défection du pasteur de sa propre paroisse. M. Ponce Garrez, curé d'Ecurey depuis 1783, s'était empressé de prêter le premier serment à la constitution civile du clergé: plus tard, le 27 novembre 1792, ce prêtre faible prêta le serment de liberté et d'égalité, et enfin le 1er décembre 1793, il ne rougit pas d'abdiquer les fonctions de prêtrise.

            On le conçoit facilement, M. Vignon s'éloigna de ce triste personnage. Obligé de sortir de Damvillers, il paraît avoir habité environ 2 mois à Lissey, ou du moins, il y choisit son domicile légal, car d'après les Archives de la Meuse, c'est de là qu'il partit pour l'émigration. Dans la paroisse de Lissey, se trouvait alors un prêtre resté fidèle. C'était M. Louis Fossy, qui fut aussi obligé de s'exiler, devint ensuite missionnaire et partagea souvent les labeurs de M. Vignon.

            Sous la période révolutionnaire le village d'Ecurey avait acquis une petite importance administrative et politique: il devint en effet pour un temps un des  nombreux chefs-lieux de canton du département. Ce privilège accordé à un village ne favorisait guère M. Vignon: car il avait à se défier de la surveillance de la police cantonale. Et à ce sujet, M. l'abbé Colson, chanoine honoraire, originaire d'Ecurey, nous écrit: << Pendant la Révolution il n'était pas prudent pour les prêtres d'y reparaître, parce que le commissaire du pouvoir exécutif y demeurait (En l'occurrence: Henri Lardenois): quoiqu'il ne fut pas absolument mauvais dans le fond, tout chez lui inspirait la crainte >>.

            La mère et les sœurs de M. Vignon, redoutant le danger, mirent tout en œuvre pour bien cacher leur abbé chaque fois qu'il revenait à la maison paternelle.

            Cette maison qui était celle de la ferme du chapitre de la cathédrale, se composait de deux pièces principales: d'abord la cuisine, et plus loin, donnant sur le jardin, une grande chambre haute où l'on arrivait par un escalier d'environ dix marches: au-dessous de cet escalier se trouvait l'entrée d'une belle cave voûtée en pierres. Sur la voûte de cette cave, dans l'intervalle formé par deux poutres ou lambourdes soutenant le parquet de la chambre, il y avait un espace vide très étroit: c'était comme une espèce d'étui horizontal; à la rigueur on pouvait s'y glisser mais en rampant. Un peu de paille et de foin étendu dans cette prison resserrée, tel fut pendant les mauvais jours le bon lit souvent occupé par M. Vignon chez sa mère: là du moins le missionnaire aurait pu dormir tranquille, si parfois le sommeil n'eut été pour lui un nouveau danger: il ronflait assez bruyamment. Quand donc des personnes suspectes ou chargées de perquisitions entraient à la cuisine, Mlle Vignon usait d'un stratagème convenu avec son frère: elle frappait, criait, courait, simulant la ménagère fâchée et empressée à remédier à quelque désordre vers l'entrée de la cave. Ce tapage était plus que suffisant pour réveiller le prêtre et l'avertir qu'il fallait être silencieux. (Renseignements donnés par M. le chanoine Richard, originaire d'Ecurey).

            On montre encore à Ecurey l'ancienne maison où fut caché M. Vignon, et la chambre où il disait secrètement la sainte messe. (M. le chanoine Colson, doyen d'âge du clergé diocésain, se rappelle avoir servi deux fois la messe dans cette même chambre au missionnaire confesseur de la foi. C'était sur la fin de la Révolution, vers 1799: M. l'abbé Colson avait alors six à sept ans).

            Pendant l'émigration de ses deux fils, Mme Vignon fut plus d'une fois tourmentée par les tracasseries des agents révolutionnaires. Ainsi, à partir du 14 avril 1793, le procureur de la commune d'Ecurey fit mettre à exécution l'arrêté du Conseil général du département de la Meuse, ordonnant de faire comparaître à la mairie une fois par jour les pères et mères des émigrés et d'ouvrir un registre pour inscrire leurs noms. La mère des deux frères émigrés dut se soumettre à cette requête. En outre, le même jour 14 avril 1793, des perquisitions furent faites à son domicile en vertu de la loi du 26 mars précédent qui ordonnait << le désarmement des prêtres non fonctionnaires et d'autres personnes qui ont des enfants émigrés>>. Comme si une pauvre veuve désolée pouvait s'armer et conjurer contre la République, les commissaires passent <<cher la citoyenne Barbe Richard: elle leur remet un pistolet en mauvais état et déclare n'avoir aucune autre arme (Archives d'Ecurey, communication de M. l'abbé Jamin, curé de cette paroisse)>>.

            On voit qu'à Ecurey la loi était exécutée dans toutes ses prescriptions, ou plutôt dans toutes ses mesures excessives. (A Ecurey, l'église fut profanée, le mobilier vendu, les tableaux et statues des saints remplacés par un tableau de l'Etre suprême, par des statues de la Déesse-Raison, de la Liberté, etc; tout cela par ordre de l'autorité).

            En 1795, un officier public, François-Nicolas Richard, devint suspect uniquement parce qu'il était << parent des émigrés François et Jean-François Vignon>>. Le 2 brumaire an IV (24 octobre 1795), le conseil-général de la commune pourvut à son remplacement (Archives d'Ecurey).

            L'ardeur révolutionnaire, ou peut-être simplement la crainte de passer pour suspects, poussa parfois certains citoyens et mêmes citoyennes à dénoncer M. Vignon.

            Après son retour de l'exil, le prêtre disait une nuit la sainte messe dans la chambre de la maison paternelle; une méchante femme l'apprend, et s'en va dénoncer le fait au commissaire ou procureur résidant à Ecurey: << Jamais, répond celui-ci, je n'irai prendre un enfant dans bras de sa mère >>. Puis il fit secrètement dire à M. Vignon, de se tenir sur ses gardes et de s'éloigner. Cet agent si bien intentionné et qui pourtant passait pour << fameux républicain >> était M. Lardenois, ancien notaire. (Récit recueilli par M. l'abbé Jamin, curé d'Ecurey).

            Un autre citoyen d'Ecurey, F. R., dénonça plusieurs fois le prêtre proscrit; il détestait et persécutait M. Vignon, et en voulait aussi à ses biens, car c'est lui-même qui s'en rendit acquéreur en 1799. --- Quelques années se passèrent. Vers 1808, dans les premiers jours de janvier, M. Vignon, alors curé de Malancourt, revenait à pied dans son village souhaiter la bonne année à sa vieille mère malade (Barbe Richard, veuve de Georges Vignon, mourut à Ecurey, le 20 mars 1810). Les chemins étaient rudes et dangereux; il faisait un horrible verglas, et la nuit commençait. En descendant le chemin du bois entre Haraumont et Ecurey, à l'endroit appelé La Challade, le prêtre entend des gémissements et des cris plaintifs; il approche, et aperçoit un homme tombé, essayant vainement de se relever, et à demi-mort de froid; par sa chute maladroite, ce malheureux s'était cassé la jambe, et depuis plusieurs heures il appelait en vain au secours. C'était le dénonciateur d'autrefois; en reconnaissant M. Vignon, il paraît confus: << Oh! M. le curé, lui-dit-il, je ne le mérite pas! je vous ai fait tant de mal! Mais pourtant, je vous en supplie, ayez pitié de moi! >> Et le prêtre imitant le bon Samaritain de l'Evangile, prend avec précaution le blessé, le charge sur ses épaules et le rapporte à Ecurey; il le fait réchauffer et soigner. Le pauvre malade pleurait en essayant de remercier son sauveur; il faut dire qu'alors F. R. avait les idées bien changées; il s'était converti et était devenu bon chrétien. (Récit de M. le chanoine Richard).

V

Idée générale de l’apostolat de M. Vignon

Paroisses qu’il évangélisa

            François Vignon commença son apostolat dans sa paroisse, Ecurey. Pendant la nuit, il célébrait en secret la Sainte Messe dans un endroit retiré de la maison, et les fidèles, dont on était absolument sûr, étaient invités à y assister.

            Mais ce ministère trop restreint au milieu de ses amis et des membres de sa famille, ne suffit bientôt plus à son zèle: il lui fallait de l'activité.

            Il se mit à voyager de nuit. Secrètement renseigné sur les villages où il pourrait trouver des amis pour le recevoir, il commença ses courses apostoliques dans une grande partie du diocèse. Il s'était du reste entendu avec d'autres prêtres fidèles, et il avait choisi de préférence pour son apostolat, les paroisses les plus délaissées, souvent les plus dangereuses et les plus difficiles à aborder.

            Consenvoye, Samogneux, Forges, Béthincourt, Malancourt, Esnes, Montzéville, Jouy-devant-Dombasle, Récicourt, Brabant-en-Argonne, Rocourt et Rampont, reçurent bien des fois ses visites nocturnes.

            Il parait avoir établi plus particulièrement, le centre de ses courses à Malancourt, à Jouy, et à Béthincourt; c'est là qu'il venait se reposer le jour, et de nuit il partait pour évangéliser tantôt une paroisse, tantôt une autre. Rarement il passait deux nuits de suite sous le même toit, et dans la même paroisse, et cela d'abord pour répandre davantage les fruits de son ministère et ensuite afin d'éviter plus facilement la rencontre des agents révolutionnaires qui à chaque instant se mettaient à sa poursuite.

            Nous n'allons pas raconter les différentes actions de son ministère dans chacune des paroisses qu'il a fréquenté mais simplement les multiples péripéties et périls auxquels il a échappés au cours de ses pérégrinations.

VI

Traits étonnants de l’assistance divine – Passage de la Meuse

Les trois bouledogues de la ferme de Verrières

            Dans ses courses multiples et les dangers auxquels il se trouva, F. Vignon reçut plus d'une fois l'assistance divine.

            Venant un jour du côté d'Ecurey, pour se rendre à Forges ou à Esnes, il se proposait de passer la Meuse sur le pont de Consenvoye. Arrivé là il trouva la rivière tellement débordée, tellement large qu'il lui était impossible de passer sans avoir de l'eau au moins jusqu'à la ceinture; il n'y avait point alors comme aujourd'hui de chaussée élevée de chaque côté du pont. F. Vignon se préparait à se déchausser quand il se retrouva << de l'autre côté sans que les semelles de ses souliers fussent mouillées. >> (Récit de M. le chanoine Richard).

            Une autre version existe: poursuivi par des agents révolutionnaires, quand il arriva sur le bord de la Meuse alors débordée, entre Vilosnes et Consenvoye. D'un côté il y a les agents qui vont l'atteindre, de l'autre la rivière qui lui barre le chemin. Il se jette à genoux pour se recommander à Dieu et réclamer son secours, et à l'instant il se trouve de l'autre côté de la Meuse.

            Quant-il racontait ce fait à ses vicaires, il ajoutait: << Je ne sais pas comment cela s'est fait; mais je sais que cela s'est fait. >> Et ses yeux se mouillaient de larmes.

            Un autre fait est à raconter. Bien des fois, M. Vignon se rendait la nuit d'Esnes ou Malancourt à Récicourt ou dans des paroisses voisines, il traversait la grande tranchée des bois, et passait à côté des bâtiments de la ferme de Verrières-en-Hesse: trois énormes et terribles bouledogues gardaient cette ferme: on sait combien il est dangereux à un inconnu de s'aventurer la nuit aux alentours d'une propriété isolée gardée par ces énormes molosses. Et cependant plus de dix fois, ces bouledogues vinrent le flairer à son passage et le caresser pour ainsi dire en mettant leur museau dans ses mains, sans faire aucun bruit et sans aboyer on eut dit que sans la connaître ils devinaient, respectaient et aimaient l'homme de Dieu.

VII

Cachettes de M. Vignon – Il est poursuivi par une patrouille.

Dessous d’escalier et culs-de-four – Saut périlleux

            Dans diverses circonstances, M. Vignon poursuivi et traqué, comme l'étaient alors les prêtres fidèles, dut son salut soit à des cachettes adroitement aménagées ou saisies à l'improviste, soit à d'autres ingénieux artifices, soit encore à des répliques pleines d'esprit.

            Un jour, à Forges, les gendarmes avertis de sa présence, le recherchaient partout. Il était simplement caché sous un tonneau défoncé qu'il avait par hasard trouvé au milieu d'une cour; sur le fond de ce tonneau renversé il avait eu soin de faire verser de l'eau; ce qui évita tout soupçon aux gendarmes lorsqu'ils se présentèrent

            Une autre fois, déguisé en marchand d'encre, il s'en allait tranquillement sur la route quand il aperçoit une patrouille qui le cherche. Sans se déconcerter, il va droit à la rencontre de cette patrouille:<< Où est-il ce curé-là? lui demande-t-on -- Oh! Pas loin du tout, répond-il: je viens de le voir, il allait dans la direction de Forges. Courez: vous regagnerez bientôt son avance....>>

            A Béthincourt, où il disait une nuit la sainte messe dans une maison amie, il fut sur le point d'être surpris, et il n'eut que le temps d'aller à la hâte se cacher dans un tas de foin.

            A Malancourt, une famille dévouée le cachait sous l'escalier de la maison. Ce dessous d'escalier de cave existe encore et on le montre avec religion comme touchant souvenir de cet apôtre persécuté; c'est là que M. Vignon a passé des temps considérables.

            En maints endroits, M. Vignon choisissait pour sa cachette privilégiée, le cul-de-four de la maison (qui, à l'époque, servait de four à pain); évidemment il ne pouvait s'y tenir debout; aussi la gêne habituelle qu'il avait soufferte, l'avait rendu de bonne heure courbé et vouté. C'était le cas à Jouy-devant-Dombasle, Brabant-en-Argonne, Récicourt, etc.

            A Dombasle et Récicourt surtout, M. Vignon étais moins en sureté qu’ailleurs, à cause de la présence en ces lieux de prêtres intrus qui voyaient d’un œil jaloux les vrais fidèles les délaisser pour aller à lui. – Un jour donc, à Récicourt, il fut vivement pourchassé : découvert sur un grenier à foin et poursuivi de près par les révolutionnaires, il ne put leur échapper qu’en sautant d’un grenier sur un autre, au-dessus de l’espace assez large de l’aire de grange : - c’est le fait qu’on raconte encore en disant qu’il « fit alors le saut périlleux ».

VIII

M. Vignon à Jouy – Arrivée chez M. Virga – La messe de nuit

Grand danger dans une fosse pleine d’eau

A Jouy, M. Vignon se rendait régulièrement dans la maison de M. Virga qui lui ouvrait après un signal convenu.

On raconte que pendant une belle nuit, éclairée par magnifique clair de lune et à une époque de l’année où il faisait un temps très sec, M. Virga entend, vers minuit, les petits coups du signal convenu. Vite, il se lève, va droit à sa fenêtre, et entend M. Vignon lui dire à demi voix : « Ouvrez-vite, je suis trempé jusqu’aux os ». –

M. Virga, sans rien comprendre, ouvre de suite, et s’étonne en effet de voir le bon prêtre dans cet état. Pendant qu’il allumait un grand feu, et cherchait des vêtements de rechange, M. Vignon lui dit : «  Père Virga, je ne sais comment j’ai fait : je suis tombé dans un grand trou plein d’eau, mes pieds ne touchaient pas le fond : mais j’en avais jusqu’à la gorge, j’en suis sorti je ne sais comment ».

Voici ce qui était arrivé. En sortant de Récicourt, M. Vignon se vit poursuivi, il se sauva à travers des sentiers et atteignit les bois : mais en se dirigeant du côté de Jouy au milieu de la forêt, il tomba soudain dans une fosse pleine d’eau tellement profonde qu’on dit vulgairement dans le pays qu’elle n’a point de fond. Tout son corps fut dans l’eau excepté la tête, et jamais il ne sut dire comment il s’était trouvé tout à coup hors de cette fosse où il pouvait périr.

Après l’avoir bien soigné, bien réchauffé auprès de son grand feu, M. Virga le fit coucher cette fois dans son lit. Le missionnaire était si harassé de fatigue, qu’il dormit comme un bienheureux et sans désemparer, le reste de la nuit, tout le jour suivant, et toute la seconde nuit : on se garda bien de le réveiller ; le surlendemain seulement il s’éveilla tranquillement après plus de trente heures de sommeil. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas dormi dans un lit. Plus tard, M. Vignon aimait raconter ce trait de sa vie.

IX

M. Vignon à Rampont – Un précieux ornement sacerdotal

F. Vignon voyageait revêtu d’un sarrau gris et la tête recouverte d’un bonnet bleu, à la manière des paysans d’alors ; d’autres fois, il portait le costume des charretiers ou d’un postillon, ayant en main un grand fouet et sur le dos une grosse mousseline ; avec sa grande taille et son air décidé, il passait aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas pour un conducteur de chevaux ou de diligences.

Sous ce déguisement, il arrivait pendant la nuit, frappait doucement à la porte de son ami, M. Jean Bouilly de Rampont, qui reconnaissait facilement la visite du bon prêtre par la manière dont il frappait. La cave de celui-ci servait de chapelle : là, comme dans les catacombes des premiers siècles, vers le milieu de la nuit, quand tout était tranquille, le prêtre disait la messe, instruisait les rares fidèles sur la discrétion desquels il pouvait compter, préparait les enfants à la première communion, administrait le baptême et les autres sacrements ; et lorsque son ministère était rempli, il quittait cette demeure pour se rendre en secret dans une autre localité qui pourrait également profiter de sa présence ;

A Rampont comme ailleurs, les femmes chrétiennes donnèrent au prêtre missionnaire, des preuves de leur dévouement. On sait que le vandalisme révolutionnaire, de 1793 et 1794, avait détruit ou fait disparaître les ornements sacerdotaux. Et pourtant, pour célébrer la sainte Messe, même dans une cave, il fallait au prêtre au moins une chasuble ; de pieuses femmes du village y pourvurent. Elles confectionnèrent de leur mieux un ornement sacerdotal à deux faces, l’une couleur noire en anacoste, l’autre multicolore, en cette étoffe de laine solide et à grands ramages, fort connue dans nos campagnes ; faute de galons de soie, elles en mirent en fil. Ainsi façonné, cet ornement unique pouvait servir indistinctement, et aux messes des défunts, et aux messes qui exigent des couleurs liturgiques différentes : toutes les couleurs s’y trouvaient reproduites. Il paraissait magnifique et produisait bon effet, sans compter qu’il rappela longtemps les plus émouvants souvenirs.

X

Une blessure – M. Vignon poursuivi par un faucheur

Comment un jour il fut traité d’ivrogne

Un jour, à Esnes, poursuivi par les gendarmes, M. Vignon se cache à la hâte dans une meule de foin : un des deux gendarmes arrive, sonde partout  avec la pointe de son sabre, et atteint le prêtre au sommet de la tête ; quoique blessé, M. Vignon ne dit mot, et son silence le sauva. Plus tard, les séminaristes admiraient la cicatrice de cette large blessure, lorsqu’aux grandes fêtes d’été M. Vignon venait au chœur après avoir fait renouveler sa tonsure.

Toujours à Esnes, François Vignon déguisé en paysan se rendait à Béthincourt à travers les sentiers des champs et des près. Il passe non loin d’un faucheur ; c’était un des plus riches habitants du village d’Esnes ; il s’était jeté dans les idées avancées du jour, et pour paraître brave patriote il se montrait ardent révolutionnaire. Ayant reconnu M. Vignon sous son déguisement, ce faucheur commence à l’insulter et à proférer contre lui et contre la religion toutes sortes d’injures et de blasphèmes ; puis, s’armant de sa faux, il menace le saint prêtre de lui couper la tête, et en effet le voilà qui se met à le poursuivre. M. Vignon s’enfuit et court à travers tout ; il arrive au ruisseau D’Esnes, au-dessus du moulin près du bief : sur ce bief, une longue planche avait été jetée pour le passage ; à la hâte il traverse cette passerelle, retire de son côté la planche, puis s’assied tranquillement sur l’autre rive. Le faucheur arrive aussi à l’instant, mais la passerelle étant relevée, il est forcé de s’arrêter en maugréant ; M. Vignon, sans s’émouvoir, dénouant ses gros souliers qui le gênent, se déchausse pour mieux courir dans la prairie ; et se faisant, il disait dans le patois du pays :

  • « Te voilà bien attrapé ! Je n’ai plus peur de toi maintenant, saute le ruisseau si tu peux. » - Puis il essayait de moraliser son ennemi. « Crois-moi, N., tu ferais beaucoup mieux de rester tranquille : prends garde, le bon Dieu te punira : tu es riche, mais prends garde encore une fois, le bon Dieu aura bientôt fait de te rendre malheureux. »

Voyant que son discours, au lieu d’adoucir et de calmer son adversaire, l’impatientait et l’irritait davantage : « Allons, un peu de patience continuait-il, je vais te rendre la planche, et tu pourras passer, mais tu n’as pas de cœur, si tu l’acceptes : tu n’as pas de cœur, si tu continues à me poursuivre. »

Puis se relevant, et mettant sur son dos ses gros souliers qu’il avait lié ensemble par ses lacets, M. Vignon rejette à son ennemi la planche que celui-ci convoitait, et aussitôt, pieds nus et dégagés, il s’enfuit de nouveau à toute vitesse. Le révolutionnaire, sans perdre un instant, était passé à l’aide de la planche sur l’autre rive, et il continuait avec une fureur nouvelle à poursuivre le prêtre et à le menacer de sa faux. Mais M. Vignon plus libre cette fois, et du reste, habile à la course, eut bientôt disparu, et son ennemi déjà harassé fut contraint de renoncer à le poursuivre plus longtemps.

Plus tard, alors que les excès de la Révolution étaient presque oubliés, Mgr d’Arbou, évêque de Verdun, vint donner le Sacrement de Confirmation à Esnes : il avait pour assistant à sa droite M. le vicaire général, et à sa gauche M. Vignon, depuis peu curé de la Cathédrale. Toute la paroisse était en fête. La cérémonie venait de finir, le cortège épiscopal se rendait de l’église au presbytère.- Parmi les pauvres qui se tenaient près du portail de l’église, un malheureux, la hotte au dos, s’avança pour implorer la charité de l’Evêque et de ses assistants. Après l’avoir regardé un instant, M. Vignon, saisissant la hotte, fait faire un demi-tour sur lui-même à ce mendiant pour examiner ce qu’il portait, et lui dit dans le patois du pays : « Tiens ! Vraiment, c’est toi, N. ! As-tu encore ta faux dans ta hotte ?... » A ces mots, l’ancien riche devenu pauvre reconnait M. Vignon et tombant à ses pieds : «  Oh M. le curé Vignon ! Pardon ! Mille fois pardon, je suis un malheureux, un misérable ! Ah ! Vous me l’avez bien dit, j’ai tout perdu, je suis ruiné ! Le bon Dieu m’a puni comme je le mérite ! Pardonnez-moi, bon M. Vignon !... » ‘ Es-tu maintenant bon  chrétien ? lui répliqua simplement le saint prêtre. – On ! Oui, M. le Curé. » - « Cela suffit ! » dit simplement M. Vignon en tirant brusquement de sa poche un objet qu’il jeta dans la hotte du pauvre.

On apprit plus tard que tout son trésor était dans sa bourse et que maintenant la bourse était dans  la hotte du riche devenu mendiant.

Déguisé en marchand d’encre, sous un mauvais costume de paysan, M. Vignon s’en allait tranquillement dans la direction de Marre ; il passait aux environs de l’ancienne papeterie La Claire, quand tout à coup on aperçoit encore éloignés, mais arrivant au galop, des gendarmes envoyés à sa poursuite. Une bonne paysanne de Montzéville qui se trouvait dans les champs, a reconnu M. Vignon. – Que faire, et comment le sauver ? – En un instant plus court qu’il ne faut pour le dire, elle imagine un singulier stratagème. Simulant une violente colère, elle prend un bâton et accourt sur M. Vignon : elle l’accable de menaces, d’injures et d’invectives de toutes sortes, épuisant un vocabulaire très connu dans les campagnes : » Te voilà encore,

vaurien, soûlard, ch… d’ivrogne…, etc , etc. » 

Francois vignon

                                                                                Dessin d’André Lambotte

M. Vignon à la vue des gendarmes, a vite compris, il laisse dire, se laisse faire, et fait semblant de mesurer le chemin en zigzag.

Mais déjà les gendarmes sont là :

 - «  Calmez –vous un peu, Madame, dirent-ils. Qu’y a-t-il donc pour vous fâcher de la sorte ? »

  • « Ah ! Messieurs les gendarmes : voyez-le, dans quel état il se trouve ! Il n’en fait pas

d’autres, il me laisse mourir de faim avec mes enfants !... Il mériterait que je le tue. »

  • «  Allons, allons, Madame, pas si fort ! C’est assez ! »

Et tout en essayant de la calmer, les gendarmes continuaient leur chemin, bien persuadés qu’ils venaient d’assister à une vive querelle de ménage, et qu’une fois de plus ils avaient simplement vu une femme maltraitant son mari en état d’ivresse. Ils n’y firent pas plus attention, l’ivrognerie n’étant alors soumise à aucune pénalité.

Et voilà comment une fois dans sa vie austère M. Vignon fut pris par la police pour un ivrogne.

Quand les gendarmes furent bien loin, le prêtre remercia cette femme des injures et des coups de bâton qui lui valaient le salut. Puis il se rendit à Marre par des chemins détournés.

XI

Divers

Citons encore :

Un jour M. Vignon, peu ou point déguisé, se disposait à offrir le saint sacrifice chez M. Nourrissier à Béthincourt : Mme Périn-Toussaint vient d’apercevoir les gendarmes, et à l’instant elle court par le jardin jeter au prêtre une blouse de toile écrue, qui lui sert de déguisement pour se mettre aussitôt en sûreté.

Il faut dire à l’honneur des gendarmes, qu’ils n’étaient pas tous très ardents exécuteurs des ordres révolutionnaires. Le trait suivant en est la preuve :

M. Vignon  était caché chez M. Nicolas Toussaint, et dans l’espèce d’entrepont qui surmontait l’alcôve, il se reposait des fatigues de la nuit. Deux gendarmes arrivent subitement, et ne trouvent chez M. Toussaint qu’un de ses garçonnets âgé de huit à neuf ans, resté seul pour garder la maison. Cet enfant se mit à leur dire avec plus d’ingénuité que de malice : » Vous cherchez un M. le Curé, je sais bien où il y en a un, mais je ne vous le dirai pas. » - Les gendarmes n’eurent souci de lui faire répéter ni expliquer ses paroles, et se retirèrent sans faire de plus amples recherches.

Les quelques citoyens « patriotes » de la localité et des environs se montraient plus ardents et plus dangereux. Ils s’étaient mis une fois à la poursuite de M. Vignon dans la direction de Gercourt. Rencontrant un homme et sa femme : « Ne vous êtes-vous point croisés, demandent-ils, avec un prêtre fuyant sur ce chemin ? » - Nos deux étrangers répondent en toute simplicité : « Nous n’avons vu en tout et pour tout qu’un pauvre marchand d’encre et de craie rouge, qui paraissait courbé sous son sac, et marchait avec peine, à l’aide d’un bâton. – Là-dessus, on s’arrête court, et l’on décide à revenir bredouille.

Toujours à Béthincourt, les habitants avaient imaginé, afin d’esquiver même les coups de surprise des agents révolutionnaires, d’ouvrir une communication secrète de maison à maison, sur toute la longueur de la rue spécialement affectionnée par le vénérable proscrit : c’était la rue haute ou la rue de Forges. On avait enlevé sept ou huit assises de pierre, dans l’endroit le plus accessible sur le haut des murs mitoyens qui séparaient les différents greniers. La brèche était juste assez large pour permettre à un homme de s’y glisser à plat ventre ; et elle était recouverte par une insignifiante poignée de fourrage, qui se poussait et se replaçait en un clin d’œil. De cette sorte, le prêtre qui se voyait cerné tout à coup, dans un logis de la rue suspecte, escaladait le plus proche des greniers, les franchissait tous l’un après l’autre, et s’évadait par l’extrémité du village la plus éloignée du point d’attaque. – Les enthousiastes de la Révolution se plaisent à nous dépeindre les foyers d’autrefois comme de misérables gîtes et de véritables tanières. On doit convenir du moins que celles-ci étaient habitées par d’excellents renards…   

La Belle Dame

M. Vignon, déguisé en marchand d’encre, sa mise favorite, bien las et tout mouillé, venait d’entrer chez les demoiselles Mansiaux. Pour faire sécher ses vêtements, il s’était assis au coin du feu de la cuisine : à quelque vers l’autre coin de la cheminée, se tenait une enfant de quatre à cinq ans, nièce des bonnes demoiselles, et naturellement elle regardait avec une curieuse attention le nouveau venu. Un instant s’est à peine écoulé depuis l’arrivée du prêtre, quand tout à coup la porte s’ouvre, et deux gendarmes s’avancent en disant : » Citoyennes, vous êtes dénoncée pour cacher chez vous des prêtres non assermentés. » - Sans hésitations aucune, les demoiselles Mansiaux ouvrent toutes les portes du logis, de la cave au grenier, des écuries, de la grange et répliquent hardiment : «  Nous n’avons pas de cachette chez nous, nous ne cachons personne ; regardez vous-même. » - Pendant que les gendarmes allaient et venaient, passaient et repassaient dans la cuisine, la petite enfant au lieu de se sauver de peur, restait immobile sans rien dire et comme saisie d’une admiration étrange : de son côté M. Vignon, toujours assis auprès du foyer, ne comptait guère échapper au danger : sans trembler pourtant, il se croyait sur le point d’être pris, et selon sa pieuse habitude, il se recommandait à la protection divine. Après des recherches assez longues, les agents perquisiteurs n’ayant rien découvert quittent la maison en proférant de formidables jurons contre les dénonciateurs qui, « cette fois encore, les avaient trompés ». Ils venaient de sortir, et aussitôt que la porte fut fermée sur eux, l’enfant étendant ses petits bras s’élance vers M. Vignon et s’écrie : » Oh ! Qu’elle est belle !! » - A ces paroles qui les étonnent et les émeuvent, les deux tantes et le prêtre demandent à l’enfant de qui elle voulait parler : » Mais, monsieur, répond-elle avec candeur, c’est la BELLE DAME qui se tenait derrière vous pour vous cacher. » - Dans son humilité, M. Vignon défendit aux gens de la maison de parler de ce fait merveilleux, mais il en advint ce que nous lisons pour les miracles de Jésus-Christ : «  Plus il défendait d’en parler, plus on le racontait.

C’était pendant la nuit à Esnes : devant une petite assemblée de fidèles, M. Vignon montait à l’autel et commençait la sainte : comme d’habitude quelques personnes se tenaient à la porte d’entrée de la maison pour surveiller et pour avertir au besoin : la précaution était bonne ; car voilà que tout à coup les fidèles réunis sont frappés d’épouvante en entendant vers la porte d’entrée un affreux vacarme. Un certain citoyen Arnoux, dit La Tulipe, ennemi avéré des prêtres, ancien délateur de M. Jacques Labbé, était venu dans sa rage révolutionnaire, avec l’intention de jouer quelque mauvais tour à M. Vignon ; à toute force il voulait entrer, et sur le refus des gardiens, il criait, il hurlait et se débattait comme un diable. On court avertir le prêtre : celui-ci à l’étonnement de tous, répond avec calme : »Eh bien ! Laissez-le entrer. » - Par obéissance mais bien à regret, les gardiens cèdent, et se tiennent prêts du reste à saisir le persécuteur, au moindre d’hostilité qu’il ferait. A peine notre fameux citoyen est-il entré dans l’oratoire, qu’il paraît tout à coup adouci ; il se tait, et assiste tranquillement à l’office comme les autres : sur la fin de la messe, des larmes coulent de ses yeux ; par la vertu sans doute du sang de J. – C. et de la prière du saint prêtre, le repentir était entré dans cette âme. Après la messe ce pêcheur demande en grâce à M. Vignon de vouloir bien entendre sa confession : le prêtre le reçoit à bras ouverts, le confesse, l’absout et l’embrasse en pleurant. Converti pour toujours, Arnoux La Tulipe devint l’intrépide défenseur du missionnaire ; souvent il l’accompagnait dans ses excursions nocturnes, et M. Vignon se plaisait à dire « qu’il n’était jamais plus sûr qu’en compagnie de son loup. »   

A Malancourt, un individu ayant commis diverses injustices envers plusieurs familles, s’était attiré des reproches de M. Vignon : au lieu de s’amender, il voua au prêtre une haine implacable, le dénonça en vain plusieurs fois, et résolut de se venger directement et, comme il le disait, de se faire justice lui-même. Un jour donc, occupé à faucher dans un pré situé entre Malancourt et Haucourt, il voit venir quelqu’un que malgré son déguisement il reconnaît pour être M. Vignon. Vite le faucheur court se mettre en embuscade derrière la haie qui borde le sentier suivi par le prêtre ; armé de sa faux, il se prépare à frapper un grand coup. Au moment où M. Vignon, ne se doutant de rien, passe tranquillement, son ennemi se relève, et veut par-dessus la haie lancer sa faux contre lui ; mais à l’instant même, le manche de l’instrument s’est brisé, et le missionnaire n’est pas atteint. – Ce malheureux faucheur s’est converti plus tard, mais il est mort bien misérablement.   

Enfin pour terminer, dans une paroisse où il allait souvent, M. Vignon s’y rendait pour administrer les sacrements. Pendant qu’il traversait le village sans trop de précautions et au moment où il s’y attendait le moins, on court l’avertir que les gendarmes, - à lui connus pour les avoir vus souvent d’assez près – arrivaient au galop pour l’arrêter. A la hâte, et sans chercher plus loin, il pénètre en face de lui dans une grange entrouverte et s’enfonce dans un tas de paille : il avait bien mal choisi sa retraite, c’était la grange d’un fougueux prêtrophobe de l’endroit. Un enfant de la maison a vu le prêtre se cacher, et sans plus de malice s’empresse d’aller le dire à son père occupé à fendre du bois dans une remise voisine. Le révolutionnaire s’arrêta tout à coup, et réfléchit que ce prêtre caché ne peut être que M. Vignon : «  Malheureux, dit-il à son enfant, tu vas te taire : je te défends de rien dire : si tu dis un mot, je fends la tête avec ma hache ! L’enfant se tut, et ainsi M. Vignon fut sauvé par celui qui pourtant était l’ennemi juré des prêtres.  

Un des deux gendarmes envoyés ce jour-là à la poursuite de M. Vignon devint plus tard directeur de la prison de Verdun. Or un jour, vers 1824, M. Vignon, curé de la Cathédrale et en cette qualité premier aumônier de la prison, venait visiter et de confesser les prisonniers : c’était l’époque de Pâques. En sortant il reconnaît sous la tenue du directeur son ancien gendarme. Le saisissant au collet, il lui dit amicalement : »Maintenant, mon cher, à mon tour, je vous tiens, vous êtes « mon prisonnier » : vous allez faire ce que je vous ordonnerai, sans quoi vous ne m’échapperez pas… Puis, il lui rappela affectueusement ses devoirs religieux, la nécessité de se réconcilier et de rempli le précepte de la communion pascale, et obtint enfin les meilleures promesses. A quelques jours de là, l’ancien missionnaire avait à ses pieds pour pénitent l’ancien gendarme qui l’avait autrefois pourchassé.                                                                                                                                    

1802 : Réouverture des églises au culte catholique

1803 : François Vignon nommé curé de Malancourt jusqu’en 1823

1823 : nommé curé de la cathédrale

1841, le 13 septembre, perclus de rhumatismes, il démissionne

1841, le 6 novembre, il décède. Dans le cloître du grand séminaire, près de la porte qui donne accès à la sacristie de la cathédrale, on peut y lire son épitaphe.

Ci-git Fois VIGNON, Curé de la Cathédrale pendant 18 ans, mort le 6 9/bre 1841 âgé de 76 ans

Anecdote : La charité de M. Vignon était sans borne ; il donnait tout : sa personne, son temps, son linge et son argent. Il passait pour s’entendre quelque peu à soigner les malades, et pourtant il ne donnait à leur corps qu’un seul remède…. Cet unique remède c’était… ?

son vin d’Ecurey

(Ce dernier renseignement a été fourni par l’abbé Yentgen, curé de Malancourt).

D’après : Souvenirs de la Révolution par l’abbé J.- B. – A. GILLANT, curé d’Auzéville

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