L'exode de Marc RICHARD - 2

          Deuxième Exode

          Pour les mêmes raisons relatées plus haut, nous emprunterons, autant que possible, les petites routes de campagne. Les nouvelles de la guerre étaient toujours aussi floues : en interprètant la subtile rédaction des communiqués, il semblait que l’ennemi était déjà parvenu sur la Seine, en aval de Paris, le gouvernement était replié à Bordeaux.

          La famille ROUYER est au rendez-vous, et nous voilà parti, cette fois, au petit bonheur la chance. Il subsistait toujours l’espoir d’une contre attaque victorieuse, surtout chez les hommes qui avaient fait la dernière guerre. Maintenant il fallait affronter le quotidien, peut être les bombes, la mitraille et, moi qui ne pouvais bouger….

          Je n’avais que douze ans, mais je me rend compte, avec le recul, que j’étais étonnamment lucide. Je crois, que dans les situations extrêmes, les enfants ont un comportement d’adulte.

          Quelques kilomètres et nous voilà à NAIX-AUX-FORGES. Une mauvaise surprise nous y attend : des soldats du génie nous font activer, pour traverser le pont du canal ; en passant nous remarquons des paquets de bâtons de dynamite, sur le tablier du pont. L’étonnement est grand ( Comment ? Ils en sont déjà à faire sauter les ponts !) alors qu’à la T.S.F, les derniers communiqués mettaient les allemands à des dizaines voir à une centaine de kilomètres au pire.

          Nous arrivons sur un grand axe routier. Autant le petit village que nous venions de quitter était calme, autant, ici, on sentait l’angoisse et même l’affolement des civils à pied avec landaus , charrettes, poussettes, paysans avec chariots, charrettes formant une file ininterrompue, mélangée à des véhicules militaires qui allaient dans des directions opposées TREVERAY : la circulation est toujours intense. Soudain voilà qu’apparurent d’énormes tracteurs tirant des pièces de canon de 155 mm, qui montaient en sens contraire. L’espoir renaît ; voilà la contre attaque ! dit mon père, il faut toujours garder l’espoir ! A l’analyse il semble que ces gens se trompent de direction. Plus loin, une troupe à pied, l’arme à la bretelle : ce sont des Cochinchinois ( aujourd’hui Vietnamiens ) de l’intendance. Ce serait, paraît-il, des boulangers. Mon père remarque qu’ils sont armés de fusils, modèle 1874…

          Nous quittons ce tohu-bohu pour prendre une petite route sur la droite , plus calme, moins exposée aux attaques aériennes, mais aussi moins carrossables. Ma jambe plâtrée accompagne le roulis du chariot ce qui réveille la douleur ; ma mère vient s’asseoir contre ma jambe et maintient mon pied afin de l’immobiliser. La grand-mère, à mes côtés, reste totalement silencieuse et supporte stoïquement ces désagréments.

          Soudain, passent des avions, très bas : ils semblent se désintéresser de nous et se dirigent vers la route que nous venons de quitter. Nous entendons des rafales dans le lointain et quelques explosions. C’est alors que notre petite communauté fit une sorte de serment, puisque deux de ses membres ne pouvaient bouger : tous les autres resterons sur la route quoi qu’il arrive.

          C’est sans doute la journée la plus angoissante que nous avons vécu depuis le début de cette aventure : les avions passaient et repassaient, indifférent, cependant, à notre présence. Ils attaquaient l’autre route, plus loin, où circulait beaucoup plus de monde, avec, hélas, une grande proportion de civils. Et la chasse française, où est-elle ? Depuis le début de ce drame, pas une seule cocarde tricolore, uniquement des croix noires…. ! Certains affirment avoir vu des avions italiens attaquer des réfugiés.

          Nous arrivons enfin à DAINVILLE et la journée tire à sa fin. On décide de faire une pause ici et finalement de faire étape. Nous campons à la sortie du village, en pleine nature. Le beau temps toujours présent nous permet de coucher à la belle étoile. Les chevaux passeront la nuit dans une pâture à proximité.

          Ce n’est plus la promenade pittoresque des semaines passées, il règne une atmosphère de tension. L’armée est en pleine déroute, les réfugiés nombreux, une grosse fumée noire occupe une partie du ciel dans la direction du nord, sans doute un dépôt de carburant qui brûle.

          Nous venons de passer notre première nuit à la belle étoile. La grand-mère et moi, nous n’avons pas bougé. Nous avons fait un peu de place pour maman et ma tante ; les hommes dormirent sous le chariot, la famille ROUYER campe à quelques mètres. A l’aide d’un réchaud à alcool, nous avons tout de même bu un café chaud dès le petit matin.

          Nous partons dès que possible. De tous les réfugiés qui fuient, il semble que le point de ralliement soit LANGRES. Passer avant que les allemands ne ferment la nasse. Mais où sont-ils? Sans doute pas très loin derrière nous ! Dans quel piteux état se trouve les restes de l’armée française ? C’est le sauve qui peut général. Nous ne sommes pas très loin de NEUFCHÄTEAU qui est, paraît-il, bombardé tous les jours. GRAND, puis LIFFOL-LE-GRAND, où des soldats distribuent de l’épicerie gratuitement aux réfugiés qui passent ; les magasins sont abandonnés par leur gérant. En fin d’après-midi, nous échouons à HAREVILLE-LES-CHANTEURS : curieux petit village où des plateaux calcaires de toutes formes couvrent les toitures en guise de tuiles. On abrite les chariots dans une grange, qu’une brave dame a bien voulu ouvrir. A l’instant même où nous entrons, plusieurs avions passent à l’horizontale et larguent deux bombes, que l’on voit nettement se détacher de l’un d’entre eux, et qui vont exploser derrière la crête qui domine le village. Mes deux oncles et mon père décident de renoncer à continuer cette course éperdue sachant que tôt ou tard les allemands vont nous rattraper.

          Le lendemain, nous allons faire la dernière étape, essayer de trouver un hébergement convenable et arrêter là.

          Nous reprenons la route le lendemain. Dès le départ, nous gravissons une côte très pentue, sur une route peu carrossable. Là encore, il faut tenir ma jambe. La pente redevient descendante de l’autre côté de la colline. Nous traversons POMPIERRE et trouvons de nouveau une rude côte ; les chevaux peinent. Il faut arrêter de temps en temps pour les laisser reprendre haleine, tellement la pende et raide. Cà et là, gisent dans le fossé, des objets militaires abandonnés, et, oh surprise ! plusieurs tonneaux pleins, de 500 litres de vin, que l’armée en retraite a abandonné.. On rempli les récipients disponibles : un petit rayon de soleil dans la tourmente, disent les grandes personnes.

          Le sommet de la côte est enfin atteint, il reste à nous laisser descendre vers JAINVILLOTTE, en espérant que ce soit le terme de notre folle équipée. Les hommes prospectent. Finalement une personne âgée nous offre sa grange. Ancienne cultivatrice, veuve, ses locaux de ferme se trouvent inoccupés, y compris les écuries pour loger les chevaux des deux familles et le grenier à foin pour le coucher. La décision est prise, on ne bougera plus d’ici.

          Je reste toujours sur mon matelas de douleur dans le chariot-western. Etendu, de ma position, je vois ce qui se passe sur la rue principale qui en fait est l’axe routier traversant le village. Mon père installe le poste de T.S.F pour avoir les informations. Nous sommes le 14 juin ; nous apprenons que PARIS est occupé sans combattre. Que s’est-il passé ? L’incompréhension est totale. L’armée, si valeureuse, s’effondre pratiquement sans réaction. La responsabilité en est d’abord attribuée aux politiques, aux généraux : <<ils ont vendu la France à l’Allemagne !>>, entend-t-on dire. A chaque instant, des traînards passent à pied, à vélo, en voiture. Passa également, entravés, ligotés, un groupe de civils, hommes et femmes, sur un camion militaire qui s’arrête sur la place, face à notre campement<< Ce sont des espions !>> disaient les soldats. <<Quand on les a ramassés, ils étaient cachés dans les bois !>>.Plus tard, on apprit que ces malheureux étaient des pensionnaires de l’asile psychiatrique de FAINS-LES-SOURCES et qui erraient à l’abandon.

          Chaque fois qu’il se présentait des soldats, mon grand-père se précipitait pour aller aux nouvelles. Jusqu’au jour où ceux-ci avaient un uniforme différent et parlaient une langue qu’il ne comprenait pas : il fit demi-tour, très vite, le visage décomposé et dit simplement :<< les v’là !>>.

          Ce matin là, nous fûmes réveillés par des explosions sèches, en série. Les anciens de 14-18 reconnurent là les 77 allemands qui tiraient à proximité du village. On s’attendait donc à l’imminence de leur arrivée. Nous allions vivre au quotidien, quelque chose d’inédit. Comment allaient-ils se comporter avec les français ? Allaient-ils être arrogants , brutaux ? Nous fûmes rapidement rassurés ; une voiture décapotable vint se garer devant chez nous, il en descendit plusieurs officiers qui nous saluèrent poliment et qui demandèrent une table à la maîtresse de maison. Ils installèrent un poste de T.S.F, écoutèrent, sans doute, les informations allemandes, sortirent des bouteilles de champagne, des coupes, des biscuits et portèrent toast sur toast , avec force « prosit ! » . Notre premier contact avec eux , était, somme toute, plutôt rassurant. Deux soldats amenèrent un tirailleur magrébin qu’ils venaient de faire prisonnier. Ils le désarmèrent, sans ménagement, et le firent comparaître devant les officiers qui l’interrogèrent assez durement. Soudain, l’un d’eux dégaina son pistolet qu’il posa sèchement sur la table. Le malheureux, livide, bredouillait des paroles incohérentes. << J’ai dormi sans arrêt !>> répétait-il ; puis ils l’emmenèrent. Les officiers continuèrent à se prélasser en fumant le cigare. ILs passèrent une partie de la matinée ainsi et puis finirent par me découvrir sur mon matelas. Ils s’approchèrent, intrigués par mon plâtre qui me montait jusqu’en haut de la cuisse. L’un d’entre eux demanda à ma mère si ma blessure était due à la guerre. Ma mère répondit que non, mais regretta après coup. Si elle avait dit oui, peut-être, celà aurait éveillé des sentiments attendris chez l’allemand. Néanmoins, le regard de celui-ci, semblait traduire une certaine compassion à mon égard.

          Des habitants du village ont rapporté que deux tirailleurs sénégalais étaient cachés dans le lavoir communal, à l’arrivée des allemands. Ces pauvres bougres terrorisés qu’ils étaient , dans la perspective d’être fait prisonniers, récitaient leur chapelet avec ferveur.

          Dans l’après-midi passa une batterie d’artillerie tractée par des chevaux, peut-être celle qui tirait le matin même.

          Mon père demanda quand nous pourrions regagner nos domiciles. L’allemand répondit qu’il fallait attendre quelques jours afin de laisser le passage au gros de l’armée, mais qu’il n’y aurait pas d’obstacle, ni aucun empêchement majeur, ce qui finit par nous rassurer pleinement. Nous patientâmes plusieurs jours. Nous n’avions plus l’angoisse du danger qui était constamment présent auparavant. Nous fûmes pleinement rassuré quand nous entendîmes l’allocution du maréchal Pétain qui, disait-il, avait demandé aux Allemands d’entamer des pourparlers d’armistice. Je voudrais tenter, ici, de rétablir une certaine vérité historique au sujet de l’appel du 18 juin. Depuis, maintenant 50 ans, que ces événements ont eu lieu, je n’ai jamais rencontré personne qui ait entendu cet appel du général De Gaulle. Celui-ci a été lancé sur les ondes anglaises et à cette époque, bien peu de Français connaissaient l’existence de ces émetteurs alors que pour l’allocution de Pétain, presque tout le monde a été rapidement au courant et le soulagement qu’il a apporté fut immense pour tous les Français qui étaient sur les routes, ce qui représentait des millions de personnes.

          Le retour

          La première étape se déroula sans problème puisqu’il n’y avait plus la peur cette fois. Nous prenons les grands axes, plus roulants, moins pénibles pour les chevaux. A proximité du village que nous quittons, des cadavres de chevaux, probablement tués par l’artillerie, dégagent une odeur insoutenable. Nous passons à NEUFCHATEAU où les traces de bombardement sont très apparentes. En fin d'après-midi, le ciel s'obscurcit et l’orage menace lorsque nous franchissons les limites départementales de la Meuse. Nous arrivons à VOUTHON-HAUT et avons juste le temps de rentrer dans une grange pour nous abriter de la pluie violente : cette fois, ce sont les bombes du Bon Dieu. La foudre tombe à plusieurs reprises, non loin. Nous attendons , mais la nuit tombe et nous contraint à dormir ici. La maison semble abandonnée depuis un certain temps, la toiture laisse passer la pluie : il y pleut presque autant que dehors. Nous nous installons dans une pièce où il pleut un peu moins, à même le sol, dans une saleté repoussante. Il y a déjà un couple enroulé dans une couverture piquée, ce sont des gens de ROMAGNE-SOUS-LES-COTES qui, comme nous remontent chez eux.

          Le lendemain, nous ne nous attardons pas ; on va tenter de gagner BOVIOLLES et y faire étape, dans la maison que nous avons quitté, il y a à peine quinze jours. Bientôt GONDRECOURT, nous passons devant la Kommandantur, aux fenêtres de laquelle pend la bannière à croix gammée, symbole nazi, avec laquelle il va falloir vivre, hélas ! Nous descendons la vallée de l’Ornain, voici NAIX-AUX-FORGES. Est-ce que le fameux pont sur lequel nous sommes passés de justesse, à l’aller, est sauté ? Si oui, où traverser le canal ? Heureusement non ! le pont est fissuré de toutes parts mais ouvert à la circulation, la charge a du faire long feu en sautant ou alors était trop faible. BOVIOLLES, voici notre maison intacte ; depuis notre départ, nous retrouvons nos voisins qui sont rentrés après un très bref exode.

          Après une nuit, en route vers le nord, espérant faire une longue route pour tenter de faire le reste en deux étapes. Voici la voie sacrée, que de ruines dans les villages qui bordent cette route : ROSNE presque entièrement brûlé, les ERIZE GRANDE et PETITE, très endommagés. A la tombée de la nuit, on s’arrête à LEMMES. Les chevaux et les gens sont fatigués après une si longue étape. Il y a un domaine auquel je ne m’étend guère : celui de la nourriture. Que mangions nous ? J’avoue que mes souvenirs sont assez vagues. Sans doute le cochon salé que nous avions emporté ( lard, jambon, saucisses faisaient une grande partie de l’ordinaire ). Le pain ? lorsque l’on avait l’occasion d’en trouver, sûrement que l’on prenait ce que l’on voulait bien nous vendre. Les villages traversés étaient tous presque déserts : plus de boulangers, plus de commerçants, des animaux petits et grands en errance totale. Les maisons ouvertes aux quatre vents laissaient supposer qu’elles avaient été probablement pillées. Il nous tardait vraiment de rentrer à la maison .Inutile de vous dire sur quel sujet les conversations étaient orientées : qu »allons-nous trouver en arrivant ? Le village était-il encore debout ? Et si les maisons étaient détruites , que serait notre devenir ? Nul doute que des jours difficiles nous attendaient.

          Nous partons au petit matin, en principe, pour la dernière étape. Nous traversons VERDUN, presque désertée de civils, à part l’occupant qui est présent partout. Les emblèmes nazis sont nombreux et ostentatoires. Nous nous arrêtons à BRAS, au café, vide de ses propriétaires. L’intérieur est saccagé. Je me souviens du repas pris sur le pouce de la part des (valides) à l’intérieur du café. Avant la montée du Bois des CAURES, un énorme entonnoir coupe la route. Il faut passer presque dans le fossé. A DAMVILLERS, là aussi l’occupant est présent. Il y a une « Kommandantur » dans la maison HURELLE, avec là aussi, drapeaux et croix gammées. Place du Maréchal Gérard, triste spectacle : plusieurs maisons sont brûlées ( toute la rangée, côté Crédit Agricole ), le socle de la statue est vide : celle-ci était en bronze et à ce titre intéressait les allemands qui récupéraient tous les objets métalliques tels que les statues, cloches, etc.( j’ai un doute quant à la date du vol de la statue par les allemands,X peut être était-ce après ? l’originale était plus imposante que celle d’aujourd’hui).

          Cette fois, il n’y aura plus d’arrêt, dans une heure nous serons arrivés.

          Nous avons devant nous des attelages, et, surprise, nous reconnaissons les familles SIROT qui nous ont accompagnées pendant la première partie de l’exode. De loin, nous apercevons les toitures du village, ce qui, à priori, est rassurant. Enfin nous arrivons, quelle vision ! La maison n’a pas souffert, mais quel saccage ! Les armoires sont vidées, leur contenu piétiné, souillé, la vaisselle cassée, aucune pièce de la maison n’a été épargnée. Plus de vache à l’étable. Qu’est devenu Félicien ? Quelques personnes sont déjà rentrées. Trois familles le sont depuis la veille : ce sont les premiers habitants à revenir. Lorsque ces gens sont arrivés, dans une atmosphère étrangement silencieuse de village fantôme. Silence interrompu, de temps à autre, par les aboiements plaintifs d’un chien. Il leur fallu un certain temps pour localiser la provenance de ces plaintes : un malheureux chien et une vache se trouvaient attachés dans le fond d’une étable obscure. Depuis quand ? Des jours et des jours, sûrement ! Combien de temps peuvent survivre, des animaux, sans boire ni manger ? La question reste posée. Ces deux bêtes étaient d’une maigreur extrême. La vache n’avait même plus la force de meugler. Sitôt lâchée, elle réussit, tout de même, à se rendre à l’abreuvoir et se désaltérer abondamment. Il va falloir remettre tout cela en état. Chez mes oncles, même tableau.

          On met en place, à la hâte, un matelas, pour m’installer. Cela va faire un mois bientôt que je suis handicapé par ma fracture. Je remue ma jambe plus facilement. Petit à petit, la maison se nettoie, les choses rentrent dans l’ordre.

          Il faut savoir que la France se trouve dans un effroyable chaos : il n’y a plus d’électricité ( revenue tout de même assez rapidement ), plus de poste, plus aucun service public, plus de commerce, plus de boulanger, de boucher. Nous sommes livrés à nous même. La région est désertée des quatre cinquième de sa population. Les premières personnes qui rentrent sont les cultivateurs partis avec leurs chevaux. Nous n’avons pas planté de pommes de terre et nous sommes au début de juillet. On cultive à la hâte une chènevière pour planter quelques patates. Si le temps est propice, nous pouvons espérer une demi récolte. Pour l’instant, nous mangeons les quelques plants précoces du potager et les vieux de la précédente récolte qui ne seront bientôt plus consommables. Nous sommes, environ, 40 habitants à Lissey, à ce moment. Il n’y a plus une vache ; le voisin, Monsieur SIROT, a la chance de retrouver une des siennes qui erre à proximité, ce qui va permettre de fournir du lait pour la famille. Les poules, les lapins sont dans la nature, retournés à l’état sauvage. C’est la seule nourriture carnée qui nous est donnée…quand on a la chance de mettre la main dessus.

          Mon père m’a confectionné une paire de béquilles avec deux branches de cornouiller, choisies pour leur forme particulière, rembourrées à la place des aisselles par des chiffons, ce qui me permet de quitter ma position allongée et de me rendre plus autonome. Un jeune garçon du village vient tous les après-midi me tenir compagnie.

          Il va falloir faire les travaux d’été : fenaison, moisson ; heureusement, le beau temps est toujours présent, ce qui facilite le travail.

          Les gens vont aux girolles. A cette époque, elles étaient plus abondantes qu’aujourd’hui et c’était un complément alimentaire appréciable. C’est au cours de l’une de ces cueillettes qu’un homme, monsieur RICHARD G., repère un bouc domestique qui divague en toute quiétude dans la forêt. Il réussit à l’attraper et le ramener au village. Après consultation des habitants, il est décidé de le tuer et de le partager. Sitôt dit, sitôt fait, le lavoir d’en bas servira de lieu de sacrifice et toutes les familles en profiterons. Mon père ramène la tête de l’animal avec l’intention d’en faire une soupe avec des légumes. Le bouc a la réputation de dégager une odeur particulièrement forte ; ainsi lors de la cuisson , la cuisine se remplit rapidement d’un fumet d’une intensité si puissante que tout le monde déguerpit illico presto. Malgré les estomacs qui criaient famine, le contenu de la casserole atterrit sur le tas de fumier. Il y aura un épilogue a cette anecdote, c’est que la casserole, elle même, ne pourra jamais être désodorisée et finira sa carrière à la poubelle. Il faut , malgré tout , rendre justice à cet animal : le reste de sa carcasse fit , quand même, d’humains affamés des gens repus et heureux, ne serait-ce que pour un temps.

          Dans le même ordre d’idée, une unité hippomobile de l’armée allemande traversa, un jour, le village, en direction de DAMVILLERS. Pour une raison inconnue, un cheval se cassa une patte, entre Lissey et Ecurey. Un officier l’abattit, d’un coup de pistolet et le donna aux populations des deux villages. Il fut débité à Ecurey et chaque famille en profita.

          Le temps s’écoule, mon plâtre finit par devenir inutile. Mon oncle G. se propose d’aller à Damvillers, à vélo, et espère rencontrer un officier qui pourrait le mettre en relation avec un docteur militaire. Son plan fut comblé au delà de toute espérance. Guidé par la ‘’kommandantur’’, une voiture avec chauffeur et un lieutenant médecin furent immédiatement mis à sa disposition ; le vélo embarqué dans la voiture et tout le monde débarqua à la maison. Le très jeune médecin me débarrassa de mon plâtre, m’examina soigneusement, me fit faire quelques pas et déclara que c’était très solide. Puis ils s’en allèrent, nous saluant poliment, le tout ayant seulement duré quelques minutes.

          Le bruit couru que les vaches de LISSEY auraient été dirigées vers MANGIENNES et les environs. Mon père et mon frère décidèrent un jour d’aller faire un tour à vélo dans ces villages. Effectivement, ils virent un grand nombre de vaches chez les cultivateurs et dans les champs. Dans une étable , à VILLERS LES MANGIENNES, mon frère reconnu formellement, une de nos vaches. Malgré toute la conviction qu’ils mirent dans leurs arguments, la fermière était plus que réticente et on peut facilement la comprendre. Après bien des palabres, celle-ci accepta l'offre que lui fit mon père : son fils viendrait constater que la vache rentrerait à sa place après l’avoir lâchée à l’entrée du village et que si cela ne se passait pas de la sorte, on leur reconduirait l’animal. La vache reconnut sa place, comme prévu, il n’y eut pas l’ombre d’une contestation et l’on garda l’animal. C’est la seule que nous retrouvâmes sur les neuf qui constituaient le troupeau. Par la suite, il y eut un arrivage en provenance des environs de VERDUN et il fut octroyé, à chacun des paysans, un certain nombre d’animaux au prorata des pertes subies.

          Petit à petit, la région sortait de cette torpeur mortelle : les réfugiés rentraient l’un après l’autre, le village revivait, l’occupant se montrait plutôt discret. Néanmoins on ressentait la pesanteur implacable qu’exerçait l’administration allemande. Entre autre, l’imposition de l’heure allemande, qui en somme correspond à notre heure d’été actuelle. Les affiches mettant en garde la population contre tout sabotage, toute détention d’arme qui sont punis de la peine de mort. Corvée de balayage des rues tous les samedi, sous la garde d’une sentinelle armée, contrainte qui disparut assez rapidement.

          Un jour, une unité de l’armée allemande, peut être une compagnie, cantonna à LISSEY, pour un très court séjour de deux jours, en septembre, sans doute. Ils occupèrent les maisons dont les propriétaires n’étaient pas encore rentrés et le premier soir , il y eut en même temps quatre feux de cheminée, car faisant le feu dans l’âtre avec, certainement, de grandes quantités de bois.

          Entre temps, les cultivateurs eurent le droit d’engager, un ou plusieurs prisonniers de guerre pour aider aux travaux des champs. Mes parents ont eu un fils d’agriculteur, sérieux et travailleur, qui rendit de nombreux et précieux services . Originaire des Ardennes, à quelques kilomètres de STENAY, il repartait, de temps en temps, dans sa famille, à bicyclette. Tous ces gens ont été déportés, en Allemagne, en stalag, pendant l’hiver 40-41, pour cinq ans. Certains ont regretté de ne pas avoir profité de leur semi-liberté, pour ne pas s’être évadés.

          Je reviens un instant sur ma jambe déplâtrée. J’ai du m’appuyer pendant longtemps, sur une canne, pour marcher et ce n’est qu’au bout de plusieurs mois que j’ai recouvré la plénitude de mes moyens.

          Les réfugiés continuent à rentrer. Maintenant ce sont les gens qui ont été dirigés sur la Côte d’Or qui reviennent les uns après les autres. L’instituteur va reprendre la classe à la rentrée. L’examen du certificat d’étude qui n’a pas eu lieu en juin sera passé en octobre et le maître veut me présenter ainsi qu’un élève de mon âge. J’ai refusé ne me sentant pas suffisamment prêt, les événements pour le moins mouvementés de ces derniers mois, mon accident à la jambe, tous ces traumatismes n’ayant pas contribué à me donner un minimum de motivation. Mais le maître prétend que, compte tenu des événements, l’examen ne sera qu’une formalité. La suite lui a donné raison, car tout le monde a été reçu. Quant à moi, j’attendrai juin 1941.

          Nous finissons par avoir quelques nouvelles de Félicien, avec le retour des dernières personnes qui ont été évacuées. En tout dernier lieu, il serait parti avec eux ; séparé assez rapidement en tant qu’étranger et dirigé vers un camp de regroupement et à partir de là, il n’a plus donné signe de vie. Lorsqu’il s’occupait de nos vaches, les soldats l’on enfermé, sous bonne garde, à la mairie. Parlant mal le français, ceux-ci le soupçonnaient d’être un espion. Il fallut l’intervention des habitants pour qu’il soit relâché.

          Dans ce récit, j’ai couvert une partie de l’année 1940, période cruciale de cette guerre, tranche de vie riche en souvenirs.

          Ce n’était que le début d’une longue nuit qui allait durer cinq longues années pendant lesquelles bien des péripéties pourraient faire l’objet d’autres récits.

          P.S : Récemment, M. le Maire de Lissey a reçu un courrier de M. CHAGNOT Christian, domicilié 16, rue Carnot, 88000 Epinal, qui n’est autre que le petit fils de l’adjudant tombé au cours du bombardement dont je fais état dans ce récit. Il demande s’il reste des témoins qui ont vécu cette journée tragique et joint à sa lettre une photocopie de la citation décernée à son grand-père, citation que je reproduis ci-dessous.

 

 

 

 

 

 

 

 

        

 

 

 

 

 

 

 

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          Ce qui va suivre est la transcription in extenso de deux lettres écrites à une parente , habitante de LISSEY, réfugiée avec ses deux fillettes, sa mère et sa belle-mère, en Côte d’or, de la part de mon oncle RICHARD G., alors maire de la commune et de RICHARD R., cultivateur, père de famille.

 

 

 

          A la lecture de ces lettres, en particulier celle datée du 26 juillet 1940, d’emblée ce qui attire l’attention, c’est l’éclatement de la communauté villageoise : les familles sont dispersées ; l’extrême dénuement des populations, surtout dans la première quinzaine de juillet, date à laquelle  la poste recommence à fonctionner, ce qui permet aux familles de se reconnaître entre elles ; les uns donnant des nouvelles d’autres personnes vues à certains endroits, des adresses échangées, etc…En second lieu le manque de ravitaillement, la difficulté de manger à sa faim, la viande étant quasiment absente des assiettes. Une chance tout de même d’avoir un boulanger qui a repris son activité assez tôt.

 

 

 

          Ce qu’il convient de retenir ensuite est l’extrême difficulté de retour pour les réfugiés : il faut savoir que notre région se trouvait en zone interdite, ce qui complique considérablement les formalités exigées par les autorités allemandes. Ainsi la famille dont il est question ne pourra rentrer à LISSEY que le 3 novembre 1941.

 

 

 

 

 

 

 

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          LISSEY, le 26 juillet 1940

 

 

 

 

 

 

 

          Chère Geneviève, tante et toute la famille,

 

 

 

 

 

 

 

          Je fait réponse à ta lettre du 14 juillet que Gustave nous a apporté, hier, à 10 h du soir, venant de DUN. Heureuse de vous savoir tous en bonne santé. Pour nous , il en est de même. Tu me dis que tu n’as pas de nouvelles de Jules ( mari, prisonnier de guerre ), c’est possible, il n’a pas d’adresse fixe, le service postal commence seulement à fonctionner. Il est sûrement prisonnier ; prend patience, beaucoup sont dans ton cas. Je te dirais que nous sommes partis de LISSEY le 5 juin officiellement avec Georges, Mme Pierre et Prosper jusque MIRECOURT ( Vosges ) Nous sommes rentrés les premiers le 28 juin. René SIROT, Jean ( mon père ), Marius, Gustave ( mes oncles ) sont rentrés le lendemain, Narcisse Chabot quelques jours après. Vital Bon aussi. Ils ont perdus leur petite fille d’une broncho-pneumonie. Monsieur Henri ( l’instituteur ) est rentré aussi. Pauline, Benjamin SIROT, René DENEF , cousine Marie, Mathilde, la tante Estellle, Paul ROUYER.

 

 

 

          Nous avons été sans ravitaillement pendant quinze jours. Monsieur FAVEL nous a fait du pain depuis plusieurs jours. Mathilde ont été chercher un peu de ravitaillement à Verdun ( personne possédant une voiture ) que l’on a distribué dimanche. On doit encore en avoir un peu ces jours-ci. Les maisons n’ont pas souffert, sauf à l’intérieur que l’on ne retrouve pas tout comme on l’a laissé. La plaine est bien triste, ainsi que la côte : on ne voit que des sales herbes et des chardons. Les vignes d’anciens plants sont bien malades. Les oberlins ont résistés jusque maintenant. Comme il pleut tous les jours, impossible de faire la fenaison. Ayant pu entretenir notre jardinage, jusqu’à notre départ et comme il a fait quelques jours de beau temps après notre retour, nos légumes sont encore assez beau. Nous avons encore planté des pommes de terre noire le 13 juillet : elles sont bonnes à piocher aujourd’hui. Tu me demande par quel moyen vous pouvez repartir : je n’en sais pas plus que vous. Je crois qu’il faudrait que vous vous adressiez, soit à la Kommandatur Préfecture ou Sous-Préfecture. Faites tout votre possible pour pouvoir rentrer le plus tôt possible, à mon avis, un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chez les autres. Le mal est déjà grand, il faut tout de même tacher de l’empêcher de s’agrandir dans l’intérêt de tous ; un peu de patience et de courage !

 

 

 

          Rose COLSON est rentrée d’avant hier. El

 

 

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