EXISTENCE DE MONSIEUR ET MADAME PUTIOT PENDANT L'OCCUPATION ALLEMANDE
OCCUPATION FRANCAISE
Les soldats français arrivèrent à Jametz le vendredi 31 juillet 1914 à 3 heures de l'après-midi, prirent possession des classes et des logements scolaires et les occupèrent jusqu'au 24 août.
Nous ne fûmes pas surpris de cette occupation, car le 26 juillet au soir, un douanier d'Iré-le-Sec, rattaché au poste télégraphique de Jametz installé dans la salle d'école des garçons, était arrivé chez nous comme aide télégraphe.
Le 2 août arriva l'ordre de mobilisation.
Du 2 août au 24 août, occupation française.
DEPART
Le 24 août, la gendarmerie française donna l'alerte et excita la population à évacuer le village de Jametz, disant qu'il allait être bombardé.
Une panique générale s'empara de la population et c'était à qui aurait les laissez-passer nécessaire pour partir.
Notre intention, à M. Putiot et à moi, était bien fixée: nous voulions être obéissants à nos supérieurs, rester à nos postes d'instituteurs, et, mon mari, de secrétaire de mairie et de télégraphiste. Mais, en entendant, par l'armée française, le récit des atrocités commises par nos ennemis, je réfléchis sérieusement: Que faut-il faire ?.... En restant au télégraphe, la vie de mon mari qui, à ce moment, aurait dû jouir de sa retraite, était plus en danger qu'à l'affût du canon. Alors ma détermination fut prise : sauvegarder les secrets du télégraphe en les envoyant porter par le douanier chez Monsieur le maire de Bréhéville, où nous les reprîmes le même jour à 5 heures du soir. Après avoir mis hors d'usage l'appareil télégraphique et brûlé les télégrammes officiels et autres, nous partîmes le 24 août, à 2 heures du soir, le cœur bien gros, mais avec l'intention de revenir chez nous aussitôt que possible.
Arrivés à Bréhéville où nous comptions passer la nuit, Monsieur le maire nous informa qu'eux aussi avaient reçu le même ordre d'évacuer et nous offrit sur sa voiture une place que nous acceptâmes volontiers. Nous passâmes la nuit du 24 au 25 août sur la route, près du petit village de Haraumont. Le lendemain matin, des civils arrivant précipitamment d'Ecurey crièrent: "Il faut partir, les Uhlans sont à Ecurey". Alors ce fut un sauve qui peut général, et les voitures, très nombreuses, couraient en descendant la côte au risque de renverser.
SEJOUR A VILOSNES - BOMBARDEMENT DE VILOSNES
Arrivés à Vilosnes, dans la rue basse longeant la Meuse, les soldats français crient:"Hâtez-vous de passer la Meuse, car nous allons faire sauter les ponts". Alors je dis à mon mari:" Il ne faut pas passer, car les ponts sautés, nous ne pourrions plus retourner à Jametz". Je m'informai si la sœur de mon mari, habitant Vilosnes, était partie. Comme elle était là, nous nous rendîmes chez elle. Une heure après, tous les ponts, sur la Meuse, sur le canal et le canal du moulin, n'existaient plus.
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Dans la nuit du 25 au 26 août les Allemands arrivèrent à Vilosnes, s'établirent sur la rive droite de la Meuse, tandis que les français occupaient la rive gauche. Alors commença le bombardement de Vilosnes!... Nous étions couchés au premier étage, on entendait le sifflement des obus passer au dessus de nos têtes, et, derrière le mur de la maison, une mitrailleuse était installée!... Quels moments nous avons passés là!... Hélas ! ce n'était que le commencement...! Le lendemain matin, le bombardement continuant toujours, nous gagnâmes, en tremblant, les caves du château où nous restâmes deux jours et deux nuits, assis sur un peu de paille, et pensant à bien des choses!...
Enfin le canon cessa, on osa se hasarder à sortir des caves!... Des Uhlans en gardaient l'entrée!... Ils ne se montrèrent pas méchants et nous laissèrent passer sans nous faire de mal. Mais en regagnant la maison de ma belle sœur, les Uhlans tirèrent des coups de fusil; une balle me frôla l'oreille droite, et je n'eus que le temps d'entrer chez un civil, presque voisin de ma belle sœur. J'eus bien peur et je n'osais plus sortir!... Enfin, je me résignai tout de même.
RETOUR A JAMETZ
Nous restâmes encore quelques jour à Vilosnes, puis, ayant pu obtenir un laissez-passer pour revenir à Jametz, nous revînmes à pied, de Vilosnes à Lissey d'abord et de Lissey à Jametz. Quel voyage!...Sur les routes poussiéreuses gisaient des chevaux morts, de gros quartier de bœuf en putréfaction, etc., etc. .. Entre Ecurey et Lissey, on voyait des camps où avaient logés les ennemis. Là, ils avaient transporté une partie du mobilier des civils: literie, tables, vaisselles, marmites, étaient épars dans les prés.
A l'entrée de Jametz, et autour du village, mêmes installations, mêmes campements. Quel spectacle!...
Enfin nous rentrons à Jametz. Un poste allemand, installé à l'entrée du village, nous demande nos papiers. Comme ils étaient en règle, ils nous laissent passer. Quelques civils de Jametz, nous voyant rentrer déprimés, abattus, viennent à notre rencontre, et nous forcer à entrer chez eux prendre un peu de nourriture. C'est qu'ils savaient, les pauvres gens, qu'il nous fallait encore du courage en rentrant chez nous.
Quel tableau!... Dans la cuisine gisaient au milieu de l'huile, du cassis, des assiettes, des chaussures, un vrai fouillis. La cave était entièrement vidée et fouillée dans tous les coins. Par malheur, ils avaient découvert le petit coffre-fort enfermant nos bijoux et valeurs!... Dans toutes les chambres, mêmes désastres, tous les meubles ouverts et vidés. Je vais chez moi, car mon mobilier de veuve était resté dans mon logement. Même tableau: pillage, vols, etc.? Bref tout est perdu.
Néanmoins, il fallut s'armer de courage et remettre de l'ordre un peu partout: logements de l'instituteur, de l'institutrice, les salles d'école, la mairie qui, elle aussi, avait été saccagée: les drapeaux tricolores avaient été déchirés; deux tableaux représentant les présidents de la République avaient été fusillés; les papiers de mairie étaient épars.
A ce moment la nourriture manquait, car il ne nous restait rien: ni graisse, ni légumes, et il fallait aller chercher quelques provisions dans les villages voisins.
SECRETARIAT
Le 3 novembre 1914, Monsieur Putiot fut prévenu par la Commandanture qu'il devrait faire les écritures de Monsieur le maire. Il continua donc les fonctions de Secrétaire pendant toute la durée de la guerre: état-civil, conseil municipal, ravitaillement, réponses aux messages de la Croix-Rouge, etc.; quand à moi, j'avais assez d'ouvrage de nettoyer les 9 chambres habitées par les soldats, et, en plus, 3 salles d'école et de mairie.
EVACUATION DE 70 CIVILS
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Le 3 mars 1915, il fut question d'évacuer une partie de la population: alors bien des cœurs battirent à ce moment-là, car chacun se demandait s'il serait désigné pour partir. Lorsque fut affichée la liste des 70 personnes désignées, j'allai en prendre connaissance. Nos noms n'y figurant pas, nous restions.
REPRISE DES CLASSES
Au mois de mai 1915 il y avait moins de soldat à Jametz, et la salle d'école des garçons étant libre, j'y repris les classes; ce qui ne m'empêcha pas d'avoir à continuer pendant toute la durée de la guerre, et sans aucune rétribution, le nettoyage des soldats.
MONSIEUR PUTIOT MALADE
Au mois de juillet 1915, Monsieur Putiot fut bien malade, et le 15 août;, le docteur désespérait de la sauver... Je dois dire ici que ce docteur, qui avait établi un hôpital dans les écoles soigna très bien mon mari.
Comme toutes les salles de classe étaient occupées par les malades, à la rentrée d'octobre j'installai l'école à la mairie. Il est vrai que je n'avais plus qu'une douzaine d'élèves.
CIVILS PRISONNIERS
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Mais, ô malheur, le 14 octobre de la même année, vers 7 heures du matin, la Commandanture vint nous faire ouvrir la mairie pour y enfermer tous les civils du village de Jametz. Lorsque tout le monde fut arrivé, on demanda à chacun la clef de sa maison et on alla perquisitionner partout. Qu'y avait-il donc? Pourquoi cette perquisition ?.... C'est que les allemands se figuraient qu'il y avait des téléphones communiquant avec les français. Mon mari et moi, nous montâmes à la mairie, comme tout le monde, bien qu'on ne nous l'eût pas dit. Nous y restâmes de 8 heures du matin à 5 heures du soir. A midi, les soldats allemands apportèrent à ceux qui en voulaient une portion de soupe au beurre et aux légumes. Ceux qui en ont mangé, l'on trouvée bonne. Nous n'avons pas voulu y goûter. On trouvait le temps bien long, on ce demandait ce que nous réservait la fin de la journée!... Vers 4 heures du soir, lorsque les Allemands eurent fini de fouiller partout, ils n'avaient rien découvert, alors ils étaient furieux. Ils enlevèrent d'abord un homme, entre deux soldats, l'épée nue, prêts à s'en servir à la moindre récidive. Je le vois encore blêmir, et, en passant à côté de moi, me lancer un regard voulant dire: "que vont-ils me faire?... je suis innocent..." Ils le conduisirent à la Commandanture, puis vinrent en chercher un deuxième pour en faire autant. Ce deuxième était le père d'un de mes élèves qui se mit à sangloter en voyant partir son père. Sa mère éprouva un malaise. Les tout petits enfants, dérangés de leurs habitudes, criaient de toutes leurs forces. Tout cela faisait monter les larmes aux yeux. Enfin après avoir fait subir aux deux hommes enlevés un interrogatoire qui n'aboutit qu'à prouver leur innocence, les Allemands rentrèrent dans la salle. A ce moment, une petite fille riait. Ils l'apostrophèrent vertement. "L'heure est très grave, dirent-ils, et il ne faut pas rire". Passant auprès de moi, ils me dirent: "Que pensez-vous, Madame ?". J'étais très émue et j'avais les larmes aux yeux. Je leur répondis avec calme et sang-froid. "Messieurs, je pense que si l'heure est grave pour les civils qui sont innocents, j'en réponds, elle est aussi très grave pour vous. Contrairement au droit des gens, vous enfermez des enfants aux maillots, qui crient leur innocence et réclament la liberté; vous enfermez des personnes valides qui n'ont jamais eu l'idée d'établir des téléphones. Du reste un peu de réflexion suffit pour élucider la chose. Vous accuser les civils d'avoir essayé un téléphone dans une maison où il n'y a pas de civil, dans une maison habitée par des soldats allemands. Cela n'a pas de raison d'être. Si un civil avait voulu établir un téléphone, il l'aurait établit chez lui et non ailleurs".
Ces messieurs retournèrent à la Commandanture, puis 10 minutes après revinrent dire: "Mesdames et Messieurs, vous êtes libres, vous pouvez retourner chacun chez vous".
Quelle bonne parole !.... On se regarda et chacun regagna en silence, au crépuscule, le logis où il avait failli ne pas y passer la nuit.
L'ECOLE DANS LA CUISINE
Lorsqu'arrivèrent les froids, la salle de mairie étant trop grande à chauffer, n'ayant pas beaucoup de combustible, il fallut aviser.
N'ayant plus que douze élèves à ce moment là, nous plaçâmes deux tables d'école dans notre cuisine; elles y restèrent du 1er novembre 1915 au 1er janvier 1919 et j'y fis la classe, à part quelques interruptions forcées.
Au mois de février 1916, Monsieur Putiot tomba de nouveau malade, moins gravement que la première fois.
BOMBES SUR JAMETZ
Pendant la nuit du 10 au 11 mai 1916, des aviateurs lancèrent des bombes sur Jametz, plusieurs maisons furent endommagées, l'église en eut sa part et la statue de Jeanne d'Arc eut la tête et le bras brisés. Aucun civil ne fut blessé, un soldat allemand fut tué. A partir de ce moment les visites d'aviateurs devinrent fréquentes et on ne reposait plus tranquille. On couchait tout habillé et on descendait à la cave au premier bruit.
Le 19 août 1916, la Commandanture installa un casino dans notre cuisine. Des onze chambres, trois salles d'école et la mairie, il ne nous restait plus que notre petite chambre à coucher, nous étions très gênés pour cuire notre pain et faire à manger et je fus heureuse de voir arriver le 1er octobre pour reprendre ma classe dans notre cuisine.
En janvier 1918, nous fûmes très peinés. Les Allemands ont brûlé notre piano et pris le pantalon de cérémonie de mon mari ainsi que d'autres vêtements à mon mari et à moi.
PERQUISITIONS
A chaque instant et au moment où on y pensait le moins, chez nous, comme tous les civils, des perquisitions furent faites pour toutes sortes de motifs, tantôt pour voir si on avait de l'or; tantôt, et le plus souvent, pour enlever ce qui plaisait: cuivre, bronze, nickel, etc. ... Nous avions des meubles garnis de cuivre: ils enlevèrent les garnitures.
Enfin, le trois avril 1918, ils enlevèrent tous les matelas. Je demandais d'en laisser un pour mon mari, malade; ils refusèrent et enlevèrent tout, car ils étaient sans pitié.
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Un jour qu'ils avaient commandé de nettoyer les devants de porte, mon mari souffrant était allé balayer devant nos deux maisons pendant que je faisais ma classe. Comme il se trouvait fatigué, il retrait s'asseoir quelques minutes pour se reprendre un peu. Aussitôt, un employé de la Commandanture arriva lui dire que ce n'était pas fini. Je lui dis: "Monsieur, malade.- égale, répondit-il, nix propre". Voyant cela, je donne un devoir aux enfants. Je leur dis: "Monsieur Putiot est malade, il ne peut pas continuer le travail, soyez gentils, faites votre devoir, Monsieur Putiot vous surveillera", puis relevant ma jupe de dessus, je mis un tablier de cuisine, je pris la pelle et j'allai moi-même racler la boue et la ramasser. Les mamans de mes élèves qui nettoyaient devant la Commandanture, en face chez nous étaient indignées. "Comment! Vous aussi, Madame, me crièrent-elles, c'est honteux! - Que voulez-vous, c'est la guerre, répondis-je avec calme. Monsieur Putiot est malade, il garde les enfants; je préfère faire la besogne que de le voir tomber là". Je me hâtai et quand ce fut fini, je demandai à cet employé si c'était bon comme cela. "Ja" me dit-il. Alors je repris ma classe en faisant remarquer aux enfants qu'il fallait obéir.
PROMENADE AUX BOIS
Le 26 juillet 1918 à 9 heures du matin, un employé de la Commandanture vint me prévenir que le même jour, après-midi, je devais aller au bois avec mes élèves pour cueillir des framboises. Je lui fis remarquer qu'il n'y avait plus de framboises et que, s'il arrivait un accident, je ne serais pas responsable.
A 1 heure du soir, on partit sous la garde d'un caporal employé de la Commandanture. Il faisait beau temps. Il nous fit faire plusieurs détours dans le bois, nous vîmes la gare de Jametz et les voies de chemins de fer construites par les Allemands. On s'assit un bon moment, puis on rentra vers quatre heures sans framboises et sans accident.
BOMBARDEMENT
A partir de ce moment, les Allemands ne dissimulaient plus leur défaite. On voyait de jour en jour enlever les récoltes, les machines agricoles, les bestiaux. Dans la dernière quinzaine d'octobre, on enleva la laiterie. C'était avouer le recul.
Je repris la classe le 1er octobre. Le 3 octobre; Monsieur le Commandant de place prévint les habitants qu'il fallait se préparer à évacuer le village et que tous seraient obligés de partir: petits et grands, valides et malades; on chargerait les malades s'il le fallait. Monsieur Putiot ne voulait pas partir. Il préférait mourir chez lui, disait-il, on le tuerait plutôt que de le charger. Je fus bien contrariée. Je fis tout mon possible pour le décider à me laisser préparer quelques vêtements et quelques provisions, et à ne partir qu'à la dernière extrémité. Quelques amis intervinrent et nous finîmes par avoir gain de cause. Je préparai, mais quelques jours après, on n'avait plus droit qu'à 30 kilos par personne. Quand il vit cela, de nouveau, il ne voulait plus rien entendre. Cela dura jusqu'au 1er novembre. Ce jour-là, vers 1 heure de l'après midi, des obus venant de la direction de Damvillers furent lancés sur le village de Jametz et brisèrent plusieurs carreaux et plusieurs toitures. La panique commença à s'emparer des habitants. M. le Commandant de place fit prévenir les civils que ceux qui désiraient partir devaient aller prévenir la Commandanture et signer une déclaration attestant que leur évacuation était volontaire et non forcée. Monsieur Putiot ne voulut pas partir. Naturellement, je restai avec lui. Monsieur le Commandant me dit: "Vous ne partez pas, Madame, vous ne tenez donc pas à votre vie.- Pardon, Monsieur le Commandant, lui-je, mais, mon mari, malade, dit qu'il préfère mourir chez lui que d'aller mourir sur une route ou dans une grange: mon devoir est de ne pas l'abandonner".
Le lendemain à 1 heure du soir, les civils qui désiraient partir se rendirent, avec leurs quelques bagages, à la Commandanture. On chargea sur une voiture les bagages et ceux qui ne pouvaient pas marcher. Les autres, suivirent à pied pour se rendre à Louppy-sur-Loison où ils restèrent deux jours et deux nuits, puis on les emmena ensuite à Marville
Je ne l'oublierai pas, ce moment du départ. Quelques-uns de mes élèves qui partaient sont venus nous faire leurs adieux, à Monsieur Putiot et à moi. Je les conduisis jusqu'à la Commandanture et fis moi-même mes adieux à tous ceux qui partaient. On s'embrassa en présence des Allemands. Plusieurs pleuraient. Je restai ferme, mais triste, jusqu'à ce que je fus (sic) rentrée chez nous. Après quoi nous ne pûmes nous empêcher de verser nous-mêmes quelques larmes.
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Ce n'était pas tout. Il fallait prévoir pour nous, car le bombardement était imminent. Nous descendîmes à la cave de l'instituteur un lit et les provisions nécessaires: nourriture, éclairage, un fourneau, ustensiles de cuisine, vaisselle, etc. Nous avions déjà descendu à la même cave une grande partie de l'état-civil et il restait encore pour un voyage, lorsque retentit de nouveau le canon. "Viens vite le chercher, me dit mon mari, car il pourrait être détruit; je veux le sauver, je suis secrétaire". Et nous allâmes tout en haut, dans les greniers, chercher ce dernier voyage. Une détonation retentit, un obus tombait dans la cour du voisin.
C'était le 2 novembre 1918. A partir de ce moment, nous vécûmes dans cette cave jusqu'à la délivrance. Le jour, mais la nuit surtout, on entendit au-dessus de soi et tout autour le bruit des détonations et le fracas des vitres et des maisons qui s'écroulaient. "Encore un qui n'est pas loin", disait-on. en effet, deux maisons plus bas, un obus était arrivé, avait démoli la devanture et les vitres, tué trois Allemands, quatre chevaux, et les éclats avaient rejailli sur plusieurs maisons voisines. A un moment donné, j'entendis fracasser les vitres de ma classe. "C'est chez nous!", dis-je.... effrayée.... Le lendemain matin, je me hasardai à sortir de la cave. Les vitres de la cuisine étaient cassées, mais l'obus était tombé sur la rue, à quelques mètres de chez nous.
Nous vécûmes ainsi jusqu'au 11 novembre. Le 10 après-midi, des soldats allemands qui fuyaient me dire "Madame, demain fini la guerre". D'autres qui couchaient et logeaient dans la cave de l'institutrice, voisine de la nôtre, me crièrent: "Madame, Américains à 4 kilomètres, demain ici".
Le canon gronda encore toute la nuit, et les obus tombèrent toujours, de plus en plus fréquents et de plus en plus forts. Quelle frayeur!... Je n'oublierai jamais ce séjour dans la cave... Enfin, le 11 novembre à 7 heures du matin, un civil vint au soupirail de notre cave crier: "Monsieur Putiot, nos amis, les Américains". Je remontais vite ouvrir la porte et vis, en effet, quelques Américains qui parurent tout surpris de voir une femme. Ils riaient et paraissaient aussi heureux que nous: "Boches partis", disaient-ils. Monsieur Putiot, quoique malade, vint aussi causer avec eux et leur donna, en pleurant de joie, une chaude poignée de main.
Une demi-heure après le village de Jametz était reconquis: les Américains en avaient pris possession et nous avaient délivrés!... Aucun civil ne fut blessé ni tué, et il y eut au moins 30 soldats allemands tués.
A ces souffrances, il faut ajouter les privations de nourriture, de boisson. Depuis août 1914 à aujourd'hui, nous avons bu une bouteille de vin qui nous fut donnée par un général allemand logé chez nous; les privations de correspondances avec les familles, les inquiétudes sur les membres des familles. Nous avions un fils, un gendre et 10 neveux soldats, nous avons perdu 2 neveux soldats, 3 beaux-frères civils; nous avons eu un fils blessé, et enfin, une nièce décédée, laissant une petite fille de onze ans orpheline de père et de mère pendant la guerre.
Nous avons beaucoup souffert, je suis maigrie de cinquante-six livres et mon mari cinquante.
Malgré cela, nous sommes aussi heureux que l'on peut l'être dans cette situation. Nous avons la satisfaction d'être restés à nos postes, d'y avoir rendu quelques services, d'en rendre encore autant que nous le pourrons.
J'ai omis bien des passages, car on n'en finirait pas, si on voulait tout raconter.
Fait à Jametz, le 6 mars 1919
L'institutrice: Mme Putiot
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