La Belle de Lissey

La Belle de Lissey

 

            Ce serait une erreur de croire que les régions méditerranéennes soient les seules à posséder une tradition de vendetta ou de mœurs similaires. La région des Hauts de Meuse a longtemps conservé de semblables coutumes obéissant à un code précis bien que non écrit.          L'une des dernières fois où cette pratique aurait eu l'occasion de s'appliquer ne remonte qu'à quelques décennies. L'exactitude des faits est difficile à établir et cette histoire repose beaucoup sur des rumeurs. Une grande partie de ce qu'on en sait a été rapportée par un valet de ferme. Mais peut-on faire confiance à un simple d'esprit mélangeant parfois les mots et les noms, les lieux et les temps? Elle, c'était une fille de Lissey et tout le monde s'accordait à dire que c'était la plus jolie fille des villages des alentours. On savait qu'elle n'aurait aucun mal à trouver un mari car, en plus de sa beauté, elle était instruite et savait tenir les comptes aussi bien qu'elle saurait tenir sa maison. C'était une fille sérieuse et on ne lui connaissait pas d'aventure. Ce n'était pas faute de propositions car plus d'un s'y était essayé mais ils avaient tous été éconduits. Lui, c'était un garçon de Dombras, fils unique de riches fermiers. C'était un solide gaillard, dur à la tâche, levé tôt le matin et tard couché le soir. Il avait toujours un outil à réparer lorsque sa journée aux champs était finie et on ne le voyait jamais inactif. En plus, c'était un pacifique. Même gamin, il n'avait jamais eu à se servir de ses poings. Plus âgé, malgré son adresse à manier le couteau, il ne participa pas à ces rixes qui bien souvent ont endeuillé certaines familles et non des moindres. Il en imposait naturellement. A lui non plus, on ne connaissait pas d'engagement et ce fut une surprise quand il déclara à son père qu'il voulait se marier avec la belle de Lissey. L'avait-il rencontrée ou en avait-il seulement entendu parler, personne ne le sut, mais il arrangea si bien son affaire qu'en moins de six mois, ils furent mariés.

            Le jeune couple s'installa à Dombras et se fit construire une petite maison. Rapidement, naquit un garçon, puis un deuxième. Plusieurs années passèrent. Dombras le Fort, ainsi qu'on avait pris l'habitude de le nommer, reprenait progressivement les terres que ses parents vieillissants ne pouvaient plus exploiter. Il avait ajouté un étage à sa maison et tout laissait prévoir que son travail et son proche héritage feraient de lui le plus riche propriétaire de Dombras. Sa femme, la belle de Lissey, avait encore embelli avec les maternités et la jeune fille un peu gracile était devenue une femme épanouie dont l'éclat rayonnait dans toute la maisonnée et bien au-delà. Un soir d'hiver, la belle de Lissey était à l'étage, s'occupant de ses enfants pourtant âgés de douze et quatorze ans, lorsqu'on frappa à la porte. Dombras le Fort alla ouvrir. C'était un voisin qui venait lui apporter une bien triste nouvelle. On venait de retrouver ses parents morts tous les deux dans leur lit. Bien que ne manquant pas de sensibilité, Dombras le Fort n'était pas un homme à faire de grandes démonstrations. Il demanda seulement si quelqu'un savait ce qui s'était passé et le voisin répondit qu'il l'ignorait et que, comme l'affirme un dicton lorrain, « la mort interrompt souvent la vieillesse », ce qui laissait entendre que les morts simultanées avaient une cause naturelle. Dombras dit qu'il passerait aussitôt à la maison de ses parents et le voisin partit. Mais Dombras le Fort ne quitta pas immédiatement sa maison. Il resta plusieurs heures, penché sur la table à nettoyer la pendule ancienne qu'il avait commencé à réparer et quand sa femme lui demanda qui avait frappé à la porte, il répondit seulement que c'était quelqu'un du voisinage. En épouse attentionnée et voyant qu'il ne voulait pas en dire plus, la belle de Lissey n'insista pas. Lorsque Dombras le Fort eut remis son horloge en état, il annonça à sa femme qu'il devait s'absenter. Elle ne s'étonna pas et ne posa aucune question, même si par la suite certains aient prétendu qu'elle aurait pu lui en faire grief et lui en garder rancune.

            Quoi qu'il en soit, Dombras le Fort n'alla pas à la maison de ses parents. Il resta deux jours entiers sans revenir chez lui. Demeura-t-il au milieu des champs? Alla-t-il, comme certains le prétendirent, jusqu'à Lissey? Le plus probable est qu'il resta enfermé durant ce temps dans une des caves de la maison paternelle où il se terra, prostré, peut-être désespéré. Quand il rentra chez lui, ni sa femme, ni ses enfants ne lui firent de remarques sur son air hagard, son pas mal assuré et sur ses vêtements fripés et tachés de marques blanchâtres comme s'ils eussent été frottés contre des pierres calcaires. Il se lava soigneusement, se changea et, emportant une lourde hache de bûcheron, il partit en chargeant sa femme de lui envoyer, dès midi, les deux valets de ferme qui l'aidaient aux travaux d'extérieur durant la mauvaise saison.

            Dans le milieu de la matinée, la neige commença à tomber. C'était une neige fine mais serrée, s'agglutinant sur le sol gelé et, en peu de temps tout le village, tous les alentours et au-delà furent recouverts d'une épaisse couche de neige. Un peu avant midi, la belle de Lissey

appela les deux valets de ferme, leur demandant de rejoindre leur maître dans le bois de Mangiennes où il s'était rendu et d'emporter, en plus de leurs cognées, le grand manteau vert de Dombras le Fort et de quoi le restaurer. Les valets étaient tous deux natifs de Jametz et travaillaient depuis un an à Dombras. L'un, le plus dégourdi, avec des yeux vifs et rusés, avait une vingtaine d'années et était appelé le Valet de Dombras. L'autre, à l'esprit plus lent, était connu sous le surnom de Jametz le Simple et avait à peu près le même âge que la belle de Lissey.

            Le plus jeune essaya de convaincre la femme de son maître que la neige incessante empêcherait tout travail en forêt et que l'on verrait bientôt revenir Dombras le Fort. La belle de Lissey, comme on le sait, était capable de tenir une maison. Sans prononcer la moindre parole, sans quitter les valets des yeux, elle se dirigea à reculons vers la cheminée, décrocha le grand fouet à bœuf qui y était accroché et revint vers les deux hommes. Ceux-ci n'attendirent pas qu'elle fut sur eux pour attraper pêle-mêle bonnets, pelisses, cognées, besaces et se précipiter à l'extérieur.

            Les deux valets retrouvèrent leur maître à la chênaie de Mangiennes où, dans la matinée, il avait déjà abattu et ébranché trois grands chênes. Il leur demanda de se mettre aussitôt à l'ouvrage et se joignit à eux après avoir, à la hâte, avalé quelque nourriture. Quatre autres chênes furent encore expédiés dans l'après-midi et Dombras le Fort en choisit un cinquième à abattre avant la nuit. Beaucoup plus tard, Jametz le Simple rapporta que dans l'après-midi, alors qu'il coupait les branches d'un grand arbre abattu, il avait entendu le Valet de Dombras se disputer avec son maître. Qui pourrait jurer qu'il n'inventa pas ce détail pour expliquer ce qui arriva ensuite et pour faire endosser à l'un la responsabilité d'un autre. Cette dispute eut-elle réellement lieu ? En tout cas, on n'en parla que bien longtemps après l'accident. Car un accident eut lieu.

            Un coin de bois, mouillé par la neige et mal placé dans l'entaille pratiquée dans le fût du chêne, glissa hors de son logement. Les valets, entendant le craquement du bois et voyant osciller la cime de l'arbre, coururent hors de la trajectoire du tronc imposant. Dombras le Fort voulut sauter par-dessus un buisson pour se mettre à l'abri, mais trompé par la neige, il trébucha et tomba. Les basses branches le heurtèrent en plein milieu du corps. Les valets vinrent à lui, croyant ne trouver qu'une bouillie sanglante. A leur grand étonnement, leur maître était presque indemne, étendu dans la neige mais incapable de se mouvoir. Il avait le bras gauche brisé et sa taille était enserrée dans la ceinture géante formée par la fourche du tronc et une branche maîtresse. Tous les efforts pour le dégager furent vains et les valets renoncèrent rapidement car les coups de hache n'avaient comme effet que d'écraser un peu plus le malheureux dans son carcan.

            Comme la nuit tombait, Dombras ordonna à Jametz le Simple de le recouvrir de son grand manteau et d'allumer un feu afin de combattre le froid. A l'autre valet, il commanda de rentrer au village mais il lui interdit de rapporter ce qui était arrivé. Il ajouta en souriant:

            - Si en fin de matinée je n'étais pas de retour, tu préviendras quelques hommes pour me porter secours. Mais je pense que je saurai m'en sortir. D'ailleurs Jametz m'assistera.

            Puis il pressa son valet de partir afin de ne pas s'égarer dans l'obscurité.

            La nuit passa ainsi, pendant que la neige continuait à tomber. De temps à autre, Jametz le Simple s'approchait de son maître pour le frictionner afin de réchauffez ses membres. A un moment, voyant que Dombras le Fort dormait paisiblement, il rechargea le feu autant pour éloigner de possibles bêtes errantes que pour conserver un peu de chaleur et il se laissa gagner à son tour par le sommeil.

            Au petit jour, le valet fut réveillé par des gémissements. C'était Dombras le Fort qui, à force de contorsions avait fini par se sortir de sa fâcheuse position. Mais, maintenant ses côtes contusionnées et meurtries par ses efforts le faisaient souffrir, ainsi que son bras, engourdi pour quelques heures mais bleu et enflé du coude jusqu'à la main. Jametz le Simple se réjouit fort et aida son maître du mieux qu'il le pût. Après une marche difficile à travers bois et chemins enneigés, abandonnant même leurs cognées, ils arrivèrent enfin, l'un soutenant l'autre, à la demeure de Dombras. La maison était silencieuse et paraissait abandonnée. Laissant son maître épuisé dans le fauteuil de la grande pièce du rez-de-chaussée, Jametz le Simple monta à l'étage d'où venaient quelques bruits. Il y trouva les enfants, le plus jeune pleurant et le plus âgé essayant de le consoler, enfermés de l'extérieur dans une des chambres.             Le valet ne put tirer une parole ni de l'un, ni de l'autre. Il entendit des plaintes venant de la chambre des maîtres mais il n'osa pas y pénétrer. Il redescendit donc et avertit Dombras le Fort qui se redressa et monta l'escalier après avoir demandé à Jametz de rechercher son compagnon et de nettoyer la porcherie.

            Poussé par la curiosité, Jametz le Simple feignit de sortir puis, sans se faire voir, grimpa à la suite de son maître. Sur le palier, collant alternativement son œil à la serrure et son oreille contre la porte, il apprit ce qui était arrivé. La veille au soir, le Valet de Dombras était rentré hors d'haleine en annonçant à sa maîtresse que son mari était mort, écrasé par la chute d'un chêne, qu'il avait prévenu les voisins pour qu'on aille le rechercher, Jametz le Simple servant de guide pour les mener sur le lieu de l'accident. En entendant la terrible nouvelle, la belle de Lissey avait perdu connaissance et était tombée d'un bloc sur le sol. Le valet de Dombras avait alors enfermé les enfants dans leur chambre et, sans plus prêter attention à leurs hurlements de rage, il avait porté la belle de Lissey dans ses bras jusqu'à sa chambre. Quand elle était sortie de son évanouissement, elle était étendue sur le lit, troussée jusqu'au haut de son ventre et le Valet de Dombras la chevauchait à grands coups de boutoir. Elle avait commencé à crier avec de grands gémissements suraigus, mais lui, sans rien vouloir entendre, les dents serrées par l'intensité de son désir, la laboura de plus belle. Elle se tordit sous lui, essayant de lui échapper. Il la menaça du même fouet à bœuf qu'elle avait décroché ce matin-là. Puis il se répandit en elle avec un rire si sauvage qu'elle en eut le sang glacé. Il la reprit encore plusieurs fois dans la nuit, elle ne savait plus, trois, quatre fois peut-être et chaque fois il la touchait de la mèche du fouet et la frappait du manche, là, derrière l'oreille et là encore, sur le côté du crâne, lorsqu'elle refusait de s'écarter pour lui.

            La belle de Lissey contait cela à son mari avec un regard halluciné, n'épargnant aucun détail, comme si elle eut voulu qu'il partageât chaque instant de cette nuit, avec la bouche s'ouvrant entre chaque phrase, comme une noyée qui suffoque et qui lance un grand cri silencieux. Elle disait qu'elle avait même été jusqu'à supplier, elle si fière et qui ne s'était jamais abaissée devant quiconque. Jametz le Simple, de sa place, ne pouvait voir le visage de Dombras mais il l'imaginait convulsé de désespoir et de haine. Quand elle raconta comment à l'aube, le Valet de Dombras l'avait enfin laissée sur le lit, meurtrie, brisée, Jametz le Simple entendit les enfants sortir de leur chambre. Il dégringola précipitamment l'escalier pour se réfugier dans la porcherie.

            Le plus étrange n'a pas encore été dit. Bien sûr, le Valet de Dombras ne réapparut pas. Mais Dombras le Fort ne fit rien pour le retrouver. Négligeant la coutume qui aurait exigé une vengeance exemplaire contre le coupable, Dombras n'entreprit rien en ce sens. On pensa, les premières semaines qui suivirent le viol, qu'il était normal qu'il puisse se rétablir et retrouver l'usage de son bras. Mais après un mois, comme il n'avait toujours pas commencé sa quête, ses voisins lui demandèrent s'il avait besoin d'aide. Il les remercia tout en refusant de leur communiquer ses intentions. Chacun se dit que le châtiment retardé n'en serait que plus terrible. Trois mois passèrent sans changement. On essaya d'imaginer des raisons à cette attitude. Le valet était déjà mort, tué au matin du viol par la belle de Lissey ? Dombras avait payé un vengeur, comme la coutume le permet afin de se décharger de sa quête? Aucune explication ne tenait. On avait vu, au matin, le Valet de Dombras traverser le village et les vengeurs doivent déposer les corps de leurs victimes devant leurs propres maisons. La crainte d'une enquête de gendarmerie était aussi à exclure. Tout le village était solidaire pour ne souffler mot de cette histoire à l'extérieur.

             Il fallut bien se rendre à l'évidence. Dombras le Fort avait rompu avec la coutume, jetant ainsi le discrédit et le déshonneur sur sa famille et sur tout le village. Les villages voisins l'évitèrent désormais et les marchands ambulants firent un détour pour ne plus y passer. De nombreux palabres eurent lieu pour savoir ce qu'il convenait de faire, pareil cas ne s'étant jamais produit. Dombras le Fort y mit fin après cinq mois en disparaissant un matin du village, emmenant avec lui son fils aîné et abandonnant sa femme et son plus jeune fils.

            Ces événements se sont déroulés il y a un certain nombre d'années. Bizarrement, personne ne s'est demandé s'il y avait un rapport entre la mort des parents de Dombras le Fort et ce qui est arrivé par la suite. Est-il possible de vivre à l'écart des coutumes des villages où tellement de litiges se règlent de façon violente? Et si Dombras le Fort, en dépit de sa réputation d'homme pacifique, avait été marqué au fond de lui-même par la brutalité des coutumes ancestrales. A l'extérieur, rien ne transpire. Il fait preuve d'un calme à toute épreuve. Rien, apparemment, ne le préoccupe. Et cependant dans son ventre, la violence latente est bien là, tapie, plus terrible encore parce qu'elle a toujours été retenue. Les parents de Dombras le Fort sont des gens durs pour eux-mêmes autant que pour leurs proches, plaçant au-dessus de tout le domaine qu'ils avaient à diriger. Il est douteux que leur fils ait nourri des sentiments extrêmement affectueux à leur égard. Il ne pouvait manquer de penser à leur mort qui ferait de lui le plus riche fermier de toute la contrée.

            Imaginons qu'il ait convenu avec le plus jeune de ses valets de hâter ce moment. Peu importe qui en a parlé le premier. C'est un mot de trop qui échappe au maître. Le Valet de Dombras, sournois, le saisit au vol. Un projet se forme, ainsi qu'un rêve. Comme une discussion sur ce qui arriverait si, le lendemain, le soleil ne se levait pas. C'est un jeu pour l'imagination. Et puis, les choses se précisent, se mettent en place jusqu'au moment où c'est un véritable plan qui est conçu. Juste conçu. Pas approuvé, pas voulu, mais quand même, on y pense, on suppute, qui sait, on espère...

            Enfin, un soir, Dombras le Fort apprend que cela a eu lieu. Est-ce une mort naturelle, est-elle le fruit d'une volonté humaine? Qui peut savoir, dans ce jeu où deux hommes ont rêvé à voix basse, quelle récompense Dombras a-t-il promise? N'aurait-il pas pu dire:- Je donnerais, je donnerais... je ne sais pas, tenez... une nuit avec ma femme, à celui par qui cela arriverait. Cette hypothèse expliquerait bien des points restés obscurs, les silences de Dombras le Fort, ses absences, la dispute avec le valet, son absence de quête pour la vengeance et toute sa conduite autrement peu compréhensible.

            Mais de tout cela, personne n'a parlé dans le village après le départ de Dombras le Fort et de son fils aîné. Nul ne sait ce qu'ils sont devenus. Au village, avec les années, la belle de Lissey est peu à peu devenue la Vieille de Lissey. Elle a conservé son allure et son port de tête qui inspiraient le respect et l'admiration. Son visage est seulement parcouru d'un réseau de fines rides qui le recouvre comme le ferait une légère voilette. Parfois, elle pose sa main devenue diaphane sur mon épaule et la caresse avec une infinie douceur.

            - Ne te fais pas de souci, me dit-elle. Laisse faire le temps. Je suis sûre qu'un jour, il nous les ramènera.

 

                                              Nouvelle tirée du livre "Rencontres" de Michel SPIELMANN

Ajouter un commentaire