L'Innocent

 

CONTE DU "JOURNAL (PARIS 1892)" du 22 avril 1915

 

          L'INNOCENT

 

            Cet après-midi d'août, en ouvrant les volets qu'elle avait tenus fermés aux rayons du soleil, Odile ECUREY, la belle Odile, comme on la surnommait à Lissey, pencha au-dehors son buste épanoui. Et aussitôt elle se rejeta en arrière, tandis que sa mère rentrait en coup de vent et, toute pâle, s'écroulait sur une chaise.

            - Hélas gémit-elle, les Prussiens!

            Une vingtaine de uhlans galopaient sur la route poudreuse vis-à-vis la fabrique de chaussure de M. BON. Ils arrivèrent en trombe, suivis d'un peloton de dragons Wurtembourgeois, et bientôt après les lourdes bottes des fantassins martelèrent le sol.

            - Mon Dieu! fit Mme ECUREY en considérant le joli visage de sa fille, comme j'ai eu tort de ne pas écouter ton oncle quand il me conseillait de quitter Lissey au plus vite.

            - Mais maman, nous ne pouvions pas abandonner notre ferme. Et puis, je t'avoue que j'aurais eu honte de fuir lâchement le danger quand mon frère Jean se bat si bravement. Ne pleure pas mère. Le triomphe des boches sera éphémère. Jean l'a bien dit: s'ils ont le nombre, nous avons notre 75. Mais voici l'heure où Tintin revient des champs. Pourvu que ces brutes ne lui fassent pas de mal.

            Tintin était l' <<innocent>> de Lissey. La plupart des villages possèdent ainsi quelque infirme ou simple d'esprit qui sert d'amusette à la jeunesse et fait partie intégrante du paysage. Enfant trouvé Tintin, ou plutôt Célestin avait été confié par l'Assistance à une servante de la famille ECUREY. Dès qu'il avait pu tenir d'aplomb sur ses jambes torses, on l'avait dressé à mener paître les bestiaux. Les bêtes, il faut croire n'ont pas la malice des hommes, car jamais le petit vacher n'avait été maltraité par son troupeau.. Par contre, il conservait, avec le souvenir des coups dont l'avaient gratifiés ses parents nourriciers, le ressentiment des farces inventées par la méchanceté fertile de ces camarades. En grandissant, en effet, Tintin prenait l'apparence horrible d'un hydrocéphale, et son intelligence à dix-huit ans était restée celle d'un tout petit.

            Chacun le raillait ou le bafouait excepté Odile, cependant, à laquelle, il avait voué une passion exclusive, faite d'affection un peu trouble, de reconnaissance et d'admiration.

            Tandis que les villageois, anxieux, écoutaient se rapprocher la canonnade qui grondait dans les bois voisins, Tintin répétait dans son langage petit nègre: <<La fête là-bas! Boum-boum!>>

            Terrible fête pour tout le monde, les Boches compris, car les Français disputaient le terrain pied à pied. Même depuis trois jours, une invisible batterie de 75 immobilisait par la précision de son tir la division du général von Eberfeld. Celui-ci, furibond avait traité les aviateurs d' <<eselkopfe>>, et de <<schweinhunde>> et autres aménités, et leur avait enjoint, sous les pires punitions de repérer ces damnés Français.

            Vaines menaces! Parmi les immenses futaies qui couvrent le pays de Woëvre, allez donc découvrir quatre petits canons enguirlandés de branches vertes!

            Aussi officiers et soldats étaient-ils de méchante humeur en pénétrant à Lissey, où ils s'attendaient d'un instant à l'autre, à recevoir des obus à la mélinite...

            Les fantassins formaient les faisceaux sous les ormeaux du champ de foire quand Tintin déboucha d'une venelle avec quatre vaches crottées et deux chèvres noires.

            Habillée d'une blouse bleue rapiécée et beaucoup trop courte, chaussé de gros sabots, il resta figé sur le trottoir, balançant sa tête hirsute et clignant, pour mieux voir, ses paupières rouges d'albinos. Derrière lui, les vaches ouvraient de grands yeux stupides, et les chèvres dignes et méprisantes, contemplaient le spectacle.

            La colère envahit les Allemands à l'idée que ce dadais pouvait se moquer d'eux et un feldwebel lui intima l'ordre d'avancer.

            Le berger ne comprit pas les paroles, mais, effrayé du ton, il fit demi-tour et s'enfuit. Gêné par ses sabots, il fut vite rejoint et appréhendé. Alors, il se débattit et cria à ses gardiens exaspérés:

            - Boches méchants!

            - Toi kaput! répondit le feldwebel. Brutalement il l'adossa à un mur. Les hommes reculèrent de quelques pas et baissèrent leur fusil. Les vaches placides n'avaient pas bougé; l'une des chèvres essayait de comprendre et l'autre reniflait avec un dégoût comique les bottes fauves d'un Wurtembourgeois allongé sur le sol.

            Madame ECUREY et sa fille, qui, par une fente du volet, avaient suivi la scène, poussèrent un gémissement.

            - Mon Dieu! Ils vont le massacrer. Je t'en prie Germaine, ne regarde pas cela!

            - Pauvre Tintin! fit la jeune fille, pitoyable. Il n'était pas méchant!

            Elles fermèrent les yeux et se bouchèrent les oreilles. Il s'écoula une minute interminable, mais aucune détonation ne retentit. Quand elles retournèrent à la fenêtre, elles se crurent le jouet d'un songe. Tintin riait et causait familièrement avec un officier allemand, tandis que les soldats qui le menaçaient tout à l'heure s'éloignaient la tête basse.

            - Allons conclu Madame ECUREY soulagée, il y a des braves gens partout.

            Cependant l'innocent, flanqué de son sauveur et suivi de ses animaux, se dirigeait vers la ferme. Il entra sans frapper, comme à l'ordinaire.

            Madame, cria-t-il au seuil, c'est M. Muller. Boches méchants, lui gentil !

            L'officier salua, non sans ironie.

            - Bonjour, madame ECUREY. Mes hommages, mademoiselle. Vous êtes de plus en plus jolie. Votre frère est mobilisé sans doute?

            Les deux femmes interdites, reconnurent sous la casquette du hauptmann, la figure blonde de Muller, le contremaître qui avait si longtemps dirigé la fabrique de chaussure de M. BON.

            Il s'installa avec quelques autres dans la ferme, commanda en maître habitué à l'obéissance passive, et les Allemands, répandus dans le village, commencèrent à creuser des tranchées. La rage au cœur, Odile et madame ECUREY, penchées sur les fourneaux, durent surveiller la préparation du dîner copieux destinés aux vainqueurs, tandis que Tintin, dont les victuailles aiguisaient l'a gourmandise, gambadait dans leurs jambes.

            Il était si insupportable que la fermière, pour l'éloigner, lui commanda d'aller chercher de l'herbe pour les lapins. Il refusa tout net parce que son "ami" Muller devait l'emmener dans quelques instants. Odile trouva suspecte cette sollicitude de l'officier. Elle appela l'innocent dans sa chambre, le cajola un peu et n'eut pas de peine à le confesser.

            Tintin, depuis son enfance avait poussé dans les bois, autour de Lissey des pointes hardies. Il connaissait les ravins, les fourrés, les carrefours, et souvent, avant la guerre, il avait rencontré Muller qui dessinait des croquis, qui prenait des notes. Et tout à l'heure, l'officier lui avait demandé s'il savait où étaient les petits canons qui font boum, boum.

            - Je sais où ils sont moi. J'ai vu les artilleurs, mais ils ne m'ont pas vu. Et M. Muller m'a donné deux belles pièces d'or. Je suis riche maintenant, et je vais pouvoir me marier avec toi.

            Et l'innocent, qui n'avait jamais eu à lui une pièce blanche, montra deux doubles couronnes à l'effigie de Guillaume.

            - Mon Dieu! s'écria Odile toute tremblante, tu ne vas pas trahir nos soldats, Tintin. Ce serait affreux!

            Elle essaya de lui représenter la lâcheté du crime qu'il allait commettre. Mais dans ce lamentable cerveau, où personne ne s'était jamais donné la peine de semer une idée, comment faire pénétrer les notions d'honneur, de patrie, de devoir? Les artilleurs de la forêt lui étaient indifférents, tandis qu'il s'obstinait à croire à l'amitié de Muller. La jeune fille menaça, promit de nombreuses pièces d'or, elle supplia, pleura, embrassa l'infirme, le serra contre sa poitrine, lui permit maintes privautés qu'elle eut refusées à un fiancé, et pourtant, en la quittant, elle n'était pas assurée de son obéissance.

            Pendant le reste de la soirée, il roula dans sa grosse tête de Tintin plus de pensées qu'il n'en était passé depuis dix-huit ans. Le résultats de ses réflexions se traduisit par un drame inattendu.

            Tandis que les officiers, servis par les deux femmes s'empiffraient gloutonnement dans la grande salle, Tintin se glissa derrière le hauptmann et jeta sur la table les deux couronnes d'or.

            - Je ne conduirai pas un espion, grogna-t-il. Voilà tes pièces!

            - Oh! oh! fit l'officier, quelqu'un a fait la leçon à ce drôle.

            Et  se tournant vers son ordonnance:

            - Joachim, emmène-le où tu sais.

Le soldat, un énorme Wurtembourgeois, prit Tintin par le bras et sortit.

            Des cris, le claquement sec d'un révolver, puis un grand silence, effrayant. Le lendemain la ferme flambait, et les rares habitants demeurés à Lissey ne savent ce qu'il advint de la belle Odile et de sa mère;

            Mais la batterie française a continué ses exploits et les cadavres allemands qui jonchaient ce coin des forêts de Woëvre en sont l'éclatant témoignage.

 

                                                                                                                      Jacques Constant

 

 

 

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