Le « Charles l´ Aveugle »
Continuons la rubrique :
Lissey, notre patrie, notre village, riche de ses habitants.
À côté des grands personnages, qui ont marqué l´Histoire, leur génération et la vie du village par leurs capacités humaines, intellectuelles et créatrices se dessinent dans nos mémoires bien des silhouettes attachantes, elles aussi. Elles font tout autant partie de notre patrimoine sentimental.
Ainsi, nous rappelons- nous la famille Génin, venue passer une retraite paisible au pied de nos côtes meusiennes, après la longue carrière de professeur et de directeur d´école de Monsieur Génin. Lors d´interminables promenades, sa grande silhouette a longtemps marqué notre paysage. Nous sommes dans les années 50-60 et dans nos rues se croisent des originaux, qui marquent l´esprit des jeunes. Je pense « au René Denef », à sa femme, dotée, la pauvre, d´un surnom imagé et correspondant à sa façon de marcher : « la trottinette », et « au René Pierre », affublés de bottes si grandes pour lui, qu´il donnait l´impression d´avoir du mal à les traîner quand il déambulait avec peine, tête basse, dans nos rues. Et même si son handicap mental nous mettait parfois mal à l´aise, personne ne lui aurait fait du mal. Au contraire, la solidarité villageoise aidait à surmonter la misère des plus démunis.
Mais à cet endroit se détache dans nos souvenirs la vision d´une silhouette tout aussi particulière et facilement reconnaissable, une présence attachante et essentielle pour la vie de notre village : une silhouette sombre et de petite taille, penchée vers l´avant. Une tête baissée légèrement tournée vers le côté, couverte d´un éternel béret. Un visage caché par des lunettes noires, mais égayé d´une petite moustache. Une démarche lente et peu assurée malgré de gros brodequins cloutés, des pas hésitants, une canne un peu bruyante, une cloche agitée et surtout des doigts, qui « lisent » : il s´agit bien sûr du « Charles l´Aveugle ».
Impossible de ne pas se souvenir.
Avec sa femme à ses côtés, il vivait en face de la mairie, près de la grande bâtisse aujourd´hui encore facilement reconnaissable à ses fenêtres entourées de briques et qui abritait la « coop » ainsi que la maison de l´oncle Charles (Lavallée) et de la tante Nini. Malgré sa cécité et grâce à une volonté tenace de surmonter son destin et de vivre normalement, « le Charles » accomplissait de multiples tâches : à côté de ses activités « officielles » d´employé communal, d´appariteur, de chantre, de sonneur de cloches, il en exerçait bien d´autres, en particulier la vannerie et le rempaillage. C´est ainsi qu´on le voyait, quand le temps le permettait, sur le pas de sa porte en train de travailler calmement, mais sûrement, entouré de chaises ou de paniers. Pas question pour cette personnalité hors du commun de baisser les bras devant un domaine ou une tâche quotidienne, qui lui resteraient interdits à cause de sa cécité.
Ainsi n´hésitait- il pas à grimper dans le clocher pour s´occuper de ses cloches. Et pour les faire tinter à toute volée, on le voyait tirer de toutes ses forces sur les cordes, jusqu´à en être soulevé du sol. Rappelons-nous qu´il fallait, par exemple, sonner le glas toute la journée, le jour de la Toussaint. Un travail à temps plein !
Rose-Marie FLICK
Marc Richard nous relate une situation cocasse, qui en dit long sur le personnage et sa place dans le village :
De par sa fonction de chantre, il se trouvait souvent au contact du curé. Un jour, était-ce un office qui s’était prolongé très tard, peut-être une messe de minuit. Il faisait tellement noir dehors qu’il se chargea de reconduire monsieur le curé à Ecurey. Il s’agissait de l’abbé Chabot qui était lui-même très myope. Ce fait, pas banal, alimenta, pendant un certain temps, les conversations dans le village et contribua largement à la réputation du personnage.
Une autre anecdote que je mentionnais dans le n° 2 du « Petit Journal » me revient également à l’esprit : lors de la Toussaint les cloches sonnaient le glas pendant toute la durée de la veillée. Les sonneurs se reprenaient entre les « tempies ». Le Charles se faisait souvent seconder par un aide, tant la tâche était pénible. Le lendemain, il était largement récompensé de ses efforts en faisant le tour des foyers, récupérant une pièce par ci, une autre par là et bien sur, une petite mirabelle ou seugnette, à l’occasion.
Marc RICHARD
Voici ce qu´écrivait un journaliste admiratif dans des reportages de L´Est Républicain du 21 novembre 1957 et du 2 janvier 1958 :
Proche de Damvillers, la petite commune de Lissey, dont en Meuse le nom chante agréablement à l’oreille des amateurs de bon vin du pays, possède, en la personne de Charles Richard, un employé municipal peu commun.
Né en 1890 à Lissey, M. RICHARD est aveugle, mais cette infirmité qu’il supporte avec une douce et souriante philosophie, n’entrave en rien ses activités.
En 1917, dès les signes précurseurs d’une complète cécité, il entre à l’institution de rééducation des aveugles de Clermont-Ferrand qui lui enseigne le Braille et on l’initie à la confection de tous les travaux de vannerie. Rentré au pays après la guerre, il apprend, aux côtés de son épouse, à se guider seul.
Privé de ses yeux, il va ensuite développer ses autres sens, à tel point qu’il soigne et traite lui-même sa vigne. Aujourd’hui, elle n’occupe plus que deux ares : « De quoi faire tout de même une pièce de 220 litres quand l’année est bonne ». De plus il fabrique d’excellents paniers, n’hésite pas à explorer le toit de sa maison, ramoner sa cheminée et couper les vrilles indésirables de sa vigne dont la façade de l’immeuble est décorée.
Appariteur depuis 1952, M. RICHARD recopie en braille les textes officiels qu’il est chargé de porter à la connaissance des habitants du village, un village dont il connaît chaque angle, chaque rue et chaque recoin.
Même transposition pour les nouveaux cantiques et chants qui viennent s’ajouter à son répertoire religieux, car M. RICHARD est aussi chantre apprécié de la petite église de Lissey.
A ces fonctions s’ajoutent celles d’allumeur des feux de l’église et de la mairie, de sonneur de cloches, de colleur d’affiches. Le clocher n’a pas de secret pour ses doigts et son sens de l’orientation et il sait avec dextérité trouver la volée qu’il convient de brider, pour sonner les cloches.
15 février 1936: LISSEY - Carnet blanc: Nous apprenons avec plaisir le mariage de M. Charles RICHARD, l'aveugle sympathique de Lissey, avec Mademoiselle Estelle Trinquart. La cérémonie s'est passée dans l'intimité. Notons que M. le Curé d'Ecurey avait tenu à présider lui-même à l-union de son paroissien dont il fit ressortir dans une brève allocution les qualités et les mérites. M. le maire de Lissey était présent également pour attester de sa sympathie à l'égard des mariés. Nos chaleureuses félicitations à l'éouse dévouée qui saura mettre la lumière et la joie dans un heureux foyer.
Le Charles l'aveugle lisant une annonce en Braille |