Martine, la porte-balle
La Haute Chasse
Légende du pays damvillois
I
La Paut-Dieu
(La part de Dieu)
Depuis longtemps déjà l'hiver d'un voile sombre
Recouvrait l'horizon et replongeait dans l'ombre
Clairières et halliers
Tout seul de l'univers, troublant la léthargie
Le vent du nord chantait sa plaintive élégie
Dans les hauts peupliers
Tout n'était que torpeur, ténèbres et froidure.
La nuit qui descendait sur la terre âpre et dure
Au signal du beffroi
Tintant le couvre-feu trainait son épouvante
Des vallons aux sommets comme une mer mouvante.
C'était la nuits des Rois.
Nuit de paix et d'amour. En ces temps catholiques,
On dirait que la voix des harpes angéliques,
De la Jérusalem
Se mariait dans l'air, harmonieuse et froide,
A celle des bergers chantant devant la crèche
Sainte de Bethléem;
On disait qu'à minuit, des riantes images
Se montraient dans le ciel. Ici c'étaient les mages
Couchés sur leur épieu;
Puis l'ânon étonné, la génisse peureuse,
Contemplant d'un œil doux la Vierge-mère heureuse
D'avoir enfanté Dieu;
Plus loin l'Enfant Jésus à chevelure blonde,
Au teint rose, aux regards aussi profonds que l'onde
Aussi bleus qu'un lapis
Ressemblant sur sa paille, à cette fleur agreste
Dont le front azuré, comme un rayon céleste
Brille dans les épis !....
Ces paroles que j'ai entendu quelquefois chanter en patois à mon grand-père, peuvent servir de prologue à l'histoire où plutôt à la légende lorraine que je vais raconter.
Le jour des Rois de l'an 1560, la nombreuse famille Mathieu Pergent du hameau de Dimbly (Dimbley), était réunie toute entière sous le manteau d'une de ces gigantesques cheminées comme il en existe encore quelques rares échantillons dans les vieilles habitations de nos campagnes, autour d'un foyer ardent et clair, ou la hoche, mise en réserve depuis la nuit de Noël pour cette solennité patriarcale, achevait de se consumer dans l'âtre, au milieu des brassées de charmilles qui pétillent en donnant des myriades d'étincelles éblouissantes. Mathieu assis sur un haut escabeau de chêne, à la place d'honneur, dominait de toute la grandeur de sa taille l'assistance rangée silencieusement, autour de lui, sur des bancs de bois. C'était un grand vieillard aux membres secs et musculeux, le dos voûté par le poids des ans et du travail. Sa figure, où le temps avait marqué son passage en rides profondes, respirait cette douceur quelque peu caustique particulière à la vieillesse sereine et reflétait le calme d'une conscience que n'avait jamais troublé le remord; la tranquillité d'une âme qui n'a connu d'autres inquiétudes que celles de l'accomplissement du devoir, d'autres ambitions que d'élever chrétiennement sa nombreuse famille, d'autres désirs enfin que ceux de vivre avec l'amour des siens et l'estime publique et de mourir en paix avec Dieu. Son sourire était un mélange de bonté native et d'innocente malice, son regard limpide ressemblait à un rayon de soleil couchant dans un ciel sans nuages, après une belle journée d'automne. Il était coiffé d'un de ces bonnets tricotés en laine grise dont les bords inférieurs relevés venaient se rejoindre derrière la tête au moyen de deux cordelettes en laine ornées de glands légers, coiffure très commune à cette époque chez les paysans de nos contrées. De dessous ce bonnet s'échappaient des mèches longues et presque diaphanes de cheveux blancs qui flottaient sur le collet de sa veste de droguet bleu, légers comme des flocons de neige.
Tandis qu'il racontait à sa nombreuse descendance respectueusement assise autour de lui, quelque lointain souvenir de sa jeunesse, quelque légende bien terrible et pleine d'attraits que son grand-père lui avait apprise pour qu'il la transmit à ses petits enfants, et que ceux-ci attentifs et anxieux, écoutaient de toutes leurs oreilles grandes ouvertes. Toinette sa femme, bonne petite vieille à la face ridée et pleine de bienveillance, aux yeux éveillés et brillants sous son bandeau de fine toile, comme deux escarboucles enchâssées dans l'albâtre, les manches de son casaquin de colmande, retroussées à mi- bras, les ailes blanches et soigneusement plissées de sa coiffure de lin flottant sur son fichu à carreaux jaunes et rouges, allait et venait, alerte et joyeuse, avec une vivacité merveilleuse et rare à cet âge, aidant et guidant ses filles et ses brus dans les préparatifs de famille habituels du jour des Rois.
Dans les mœurs patriarcales et chrétiennes de cette époque, la famille n'était point un mythe, un mot vide de sens; l'égoïsme n'avait point encore corrompu les cœurs et déviés les intérêts à ce point qu'il fallut défendre la sainteté du foyer et en protéger le principe en l'entourant de lois et d'édits pour le garantir contre l'invasion des mauvaises doctrines comme on entourait alors de fossés et de murailles les châteaux seigneuriaux afin de les mettre à l'abri des déprédations des routiers. Les membres d'une même familles étaient unis entre eux par une affection commune pour le toit natal, rapprochés dans l'unité d'un sentiment de respectueux amour pour leur chef; aussi quoique dispersés souvent par les nécessités de l'existence et les soins d'une famille particulière, aucun d'eux n'aurait manqué à certains jours de fête de revenir prendre sa place à la table paternelle, quelque pauvrement servie qu'elle fût. Là, comme aux agapes des premiers chrétiens, l'union la plus parfaite, la concorde la plus touchante régnaient entre les convives; chacun ayant laissé sur le seuil ses rancunes et ses préférences pour ne se souvenir que de son affection pour le chef de famille et du respect filial qu'il devait à ses cheveux blancs. La fête des Rois, sinon la plus sainte, du moins la plus touchante de ces fêtes qu'il devait à ses cheveux blancs, n'était pas comme de nos jours, un simple prétexte à la bonne chère, une circonstance pour se réunir et pour faire bombance; mais encore et surtout une occasion de rapprochement, un motif constant de bonne harmonie et d'évangélique fraternité.
Si tout était calme, attention et silence autour du foyer de la cuisine, tout était bruit et mouvement dans la pièce qui faisait suite et qu'on nommait alors le "poêle". Par le soin de Toinette, l'immense dressoir avait été recouvert d'une nappe de toile grossière mais blanche (?) qui exhalait une balsamique odeur de lavande et d'iris; la belle vaisselle d'étain descendue du porte-vaisselle, et récurée avec soin, brillait d'un éclat inusité ainsi que les gobelets et les couverts du même métal en s'alignant avec symétrie de chaque côté de la table; l'espace demeuré libre entre les deux rangées de couverts était rempli de mets destinés au repas. On ne connaissait point alors, même chez les paysans aisés comme Mathieu Pergent, ce que l'on appelle le service de la table et bien que chaque plat dût à son tour et non une méthode régulièrement suivie, être servi aux convives, il était d'usage de recouvrir d'un même coup la nappe de tout ce qui devait composer le menu d'un repas. A chaque extrémité du dressoir il y avait une miche de beau pain brun confectionnée par la ménagère, vers le milieu deux énormes jambons de porc frais cuits au four, tout fumants sur leurs plateaux de fer battu et répandant autour d'eux un savoureux arôme assortis de chaque côté d'une vaste tourte croustillant et dorée sur son disque de bois, de morceaux de pommes et de poires, de noix sèches et de nèfles blettes, dans des corbeilles d'osier, et enfin sur deux plats de faïence décorés de grosses fleurs rouges et bleues, il y avait deux pains de miel tels que les avait donnés le rucher et dont on pouvait voir le liquide limpide à travers les alvéoles d'or. De distances en distances il y avait encore des cruches de terre vernissée en noir, remplies jusqu'aux bords de cidre mousseux et de cervoise vermeille et en face de la place d'honneur, une jarre de grès rouge où pétillait un délicieux hydromel. En un mot, l'écurie, le poulailler, la cave, tout avait été mis à contribution pour célébrer dignement la fête des Rois chez Mathieu Pergent.
Quand les deux lampes de fer à crémaillère furent allumées et suspendues aux soliveaux noirci du plafond, jetant leurs clartés blafardes dans les ombres épaissies par la vapeur des mets fumants dont la table était couvertes, chacun vint se ranger, en silence, à la place qui lui était assignée. Trois sièges plus élevés que les autres avaient été placés vers le centre de l'assemblée. Celui du milieu était occupé par le chef de famille, celui de droite était réservé au Roi de la fête, car cette agape devait avoir pour président un roi désigné par le sort. Un roi qui pour cette soirée tiendrait le sceptre et exercerait la puissance souveraine sur ce petit peuple, un roi auquel chacun de ses sujets devait le respect et qui devait à tous la paix et la concorde et qui, à la fin de son règne recueillait en reconnaissance le prix de ses efforts pour le bonheur commun. Combien cette royauté fugitive et éphémère qui ne laisse au cœur de celui qui en est revêtu, ni regret amer, ni remords pénible, qui ne soulève de la part de ceux qui s'y soumettent ni récrimination ni vengeance et donne à celui qui l'exerce comme à ceux qui la subissent. Quant au siège laissé vacant à la droite de Mathieu, il était réservé à l'hôte inconnu, au représentant de Dieu, au pauvre que le ciel pouvait envoyer.
En ce temps de croyance, admirable coutume
Le pauvre dont la vie est faite d'amertume
L'être déshérité
Qui va sans souvenir, qui sans espérance erre
Comme une âme en peine à tous les vents de la terre
Qui de l'adversité
A connu tout petit la violente étreinte
Et dans l'âge débile où la force est éteinte
Las! n'a ni feu ni lieu
Celui que la douleur ou la misère assiège
Pourra venir tantôt prendre place à se siège
Au pauvre la Paut-Dieu!...
Oui le pauvre que Dieu fait asseoir en silence
A nos joyeux festins, de nos jours d'opulence
Doit partager le pain.
Aussi du premier vin on doit remplir sa coupe
Jusqu'au lendemain;
C'est l'hôte qu'on accueille et que nul ne suspecte
Le frère qu'on attend, c'est l'ami qu'on respecte
Et qu'on doit héberger.
Jamais pour le chrétien, le malheureux qui souffre
Le faible dont le pied trébuche au bord du gouffre
Ne fut un étranger.
Aussi les affamés et les abandonnés étaient-ils assurés, ce soir là, de trouver partout le gite et le couvert, et de s'asseoir à la place d'honneur dans ces banquets de famille. Touchante coutume de l'hospitalité chrétienne que l'égoïsme a chassé de nos mœurs et que nos pères regardaient comme le plus sacré de leurs devoirs.
Cependant Mathieu s'était découvert et debout avait récité le "Bénédicité". Ensuite après avoir mis dans son bonnet un nombre de fèves égales au nombre de convive, il en prit une de couleur différente à celle des premières, la bénit et la mit également dans son bonnet. Celui-ci comme nombre, représentait le convive inconnu, l'hôte du malheur, attendu cependant. Comme couleur, elle devait servir à désigner le roi de la fève. Le plus jeune enfant de l'assemblée, une petite fille de quatre à cinq ans, debout sur la table, pendant que les assistants l'examinaient avec une anxieuse curiosité, introduisit sa petite main dans le bonnet de son grand-père en criant d'une petite voix flutée: "Pour le bon Dieu...!" et elle en retira une fève qu'elle remit à Mathieu. Celui-ci, en la prenant, laissa tomber lentement, d'une voix grave, ces paroles: "Réjouissons nous, mes enfants, le roi de la fève chez nous, c'est aujourd'hui le bon Dieu". Chacun retomba en silence sur son banc adressant mentalement ses actions de grâce à l’Éternel, car on avait toujours regardé comme une signe de bonheur, pour la famille, cette royauté du bon Dieu dans la personne du pauvre. A ce moment, le calme et le recueillement qui régnait dans l'assemblée étaient tellement profonds qu'on entendait la rafale déchainer au dehors, ses violences et chasser la neige en flocons larges et drus sur la terre sonore et glacée; chacun semblait écouter avec un frémissement mêlé de terreur et de joie le sifflement aigre de la bise dans les branches nues des arbres du verger; quant tout à coup les deux grands chiens du logis qui étaient étendus devant l'âtre se mirent à aboyer d'une façon craintive et particulière.
Jean, dit Mathieu, en s'adressant à son fils ainé, la voix de ces chiens m'annonce une visite; va voir à l'huis quel est le chrétien que Dieu destine à présider notre fête, qu'il entre et vienne prendre place à ma droite, pendant que toi-même tu viendras prendre place à ma gauche.
Jean sortit par cet ordre, et rentra bientôt conduisant par la main une petite fille de sept ans à peine, havre et chétive créature qui grelottait sous ses vêtements troués, par ce froid rigoureux, et dont la longue et épaisse chevelure d'un blond pâle était constellée de flocons de neige. Après un moment de douloureuse surprise, chacune des femmes s'empressa autour de cette malheureuse et intéressante enfant; l'une lui réchauffa avec précaution ses petits pieds meurtris et ensanglantés par le froid et la marche sur un sol gelé; l'autre se hâta de la couvrir des habits de sa propre fille, tandis qu'une troisième lui ramenait derrière la tête sa longue et vagabonde chevelure qu'elle y maintint à l'aide d'un ruban de laine, et quand elle fut ainsi bien réchauffée et convenablement vêtue, elle vint, honteuse et fière à la fois, prendre la place qui était réservée à la table et présider la fête.
Le repas commença, silencieux au début, il s'anima par degré, mais sans devenir bruyant ni ,dépasser les limites du respect et de la décence. L'enfant timide d'abord et rougissante des égards dont on l'entourait et qu'elle ne comprenait pas s'enhardit petit à petit; elle mangea doucement et peu, et avec cette confiance insouciante qui fait le bonheur de son âge, elle prit part à la joie de tous et se mêla au mouvement général; puis de sa voix claire et tremblante elle chanta le couplet d'une ballade que lui avait apprise un vieux ménestrel, son compagnon d'infortune et son unique soutien.
Un jour la Vierge fugitive
Et craintive
Pour reposer ses membres las
S'en allait chercher par la ville
Un asile
Qu'elle ne trouvait point hélas!
Car Bethléem était en fête
Jusqu'au faîte
Tout était plein dans la maison
Et dans une ivresse pareille
Chaque oreille
Était fermée à la raison
Seul entre tous un pauvre hère
Dit: ma chère
D'entrer faites moi la faveur
Pendant qu'au palais on ripaille,
Sur la paille,
Vous engendrerez le sauveur.
La nuit recommençait sa course
La grande ourse
Argentait un coin de ciel noir
Et l'orgueilleuse châtelaine
Dame Hélène
S'ébaudissait dans son manoir
On voyait les tables chargées,
D'hypocras et de mets exquis,
Jusqu'à l'aurore, qu'on se noie
Dans la joie
Preux chevalier, noble marquis,
Vieille matrone et jeune prude...
La voix rude
D'un pauvre criant: la Paut-Dieu!
Siffle en l'air comme une sagette
Que l'on jette
Le mendiant hors de ce lieu!
Dans un couvent quarante moines
Vingt chanoines
Teint rubicond et nez camus
Fêtaient un soir l’Épiphanie
Litanie
Antienne, homélie, orémus,
Relégués avec le bréviaire?..
La rivière
Avait fourni tendre poisson
La basse-cour fine poularde
Du gros lard avant la cuisson,
Et puis d'une façon touchante,
Le vin chaud
Emprisonné dans le cristal...
Mais quel cri froid comme une lame
Leur réclame
La Paut-Dieu d'un ton si brutal?
Après la prière et le psaume
Sous le chaume
Le pauvre fêtait à son tour
Le grand jour où l'on vit les Mages
Rendre hommages
A l'enfant Dieu. Mais en retour
Là, pas de table fastueuse
Somptueuse;
Vanités qu'un jour , Dieu punit,
Une simplicité frugale
S'y régale
Des présents que le ciel bénit
Braves gens je ne suis qu'un pâtre
A votre âtre
Laissez-moi m'arrêter une heure.
- Entrez vite, au dehors il glace;
Prenez place
A notre table, à notre feu.
Le mendiant que l'on refoule
Dans la foule,
Ce triste jouet du destin
Que la main des malheureux enlace,
Qui n'a place
Au foyer, non plus qu'au festin
L’Éternel en a fait votre hôte,
Et c'est faute
De ne pas lui tendre la main
Qui donc dans le monde où nous sommes
Pauvres hommes
Est assuré d'un lendemain?
Au jugement de la vallée,
Appelée
L'âme égoïste du viveur
Ira par la sentine infâme,
Mais son âme
O pauvre ira vers le Sauveur.
Cette ballade débitée sur un ton lent et mélancolique émut et charma l'auditoire en même temps qu'elle concilia à la petite chanteuse la sympathie et l'admiration générale.
Cependant le repas s'acheva avec une douce gaieté et dans l'harmonie la plus cordiale Après une courte prière d'action de grâces récitée à haute voix par Mathieu Pergent, chaque convive heureux et réconforté se hâta de regagner son toit. Quant à la petite mendiante, un lit moelleux et chaud lui avait été préparé dans l'alcôve de la cuisine; elle y dormit bientôt de ce sommeil profond de l'innocence et de la jeunesse, jusqu'aux premières lueurs du jour suivant.
II
Martine la porte-balle
Le lendemain se leva sombre et glacial. La tourmente de la nuit avait cessé, mais le ciel était resté chargé de gros nuages gris et il soufflait du nord un vent aigre qui avait gelé la surface de la neige et la faisait crier sous les pieds des voyageurs. Mathieu Pergent et sa femme étaient levés depuis longtemps déjà, vaquant aux soins de leur ménage quant ils entendirent heurter lourdement à l'huis extérieur et virent un étranger, le bonnet à le main, en franchir respectueusement le seuil? C'était un homme d'un âge avancé, le dos voûté, la barbe et les cheveux incultes, d'une teinte douteuse entre le blanc et le fauve. Il portait un costume déguenillé où il y avait du reitre et du béat, tout à la fois, et sur lequel on voyait pendre à côté de la besace du mendiant, la viole du trouvère, veuve de la plupart de ses cordes. Il s'avança de quelques pas et s'arrêta, appuyé sur un long bâton d'épine, promenant en silence autour de lui ses deux petits yeux gris, brillants comme des tisons enflammés, à travers les poils drus de ses sourcils. Après avoir ainsi interrogé tous les recoins de l'habitation, il dit d'une voix trainarde et nasillarde: Que Dieu soit avec les maitres de céans!
- Et qu'il vous garde du mal, répondit Mathieu en se signant, mais à quoi, brave homme, pouvons-nous vous être utiles ?
- Bonnes gens, répartit le mendiant, je viens humblement vous réclamer la petite fille, ma compagne de voyage, qui a fêté avec vous le saint jour de l’Épiphanie, et à qui vous avez donné cette nuit l'hospitalité, ce dont Dieu vous récompense au jour du jugement.
Au son de cette voix qu'elle connaissait et qui tintait tristement à son oreille comme un rappel brutal à la réalité, la pauvre petite se sentit glacée jusqu'aux moelles sous sa chaudes couverture. Par un mouvement instinctif et machinal elle porta ses deux mains en avant comme pour repousser une apparition épouvantable; sa figure exprima l'angoisse la plus navrante et deux grosses larmes s'échappèrent de ses yeux encore à demi fermés. Peut-être sa jeune imagination comparaît-elle l'existence douce et tranquille des enfants de son âge qu'elle avait vu la veille à la table paternelle avec la vie errante et misérable qui l'attendait au sortir de cette maison, et qu'elle avait menée jusqu'à ce jour: peut-être le souvenir des tendres caresses qu'elle avait vu ces enfants recevoir de leurs mères avait-il fait sentir à son jeune cœur tout le vide dans laquelle elle était destinée à errer toujours sans doute; ou bien imaginait-elle que les soins bienveillants dont elle était l'objet depuis quelques heures ne lui fissent paraître plus amères les privations qu'allaient redevenir son partage, que les attentions délicates dont on l'entourait ne lui rendissent plus pénibles les procédés parfois brutaux de son vieux compagnon; ou bien encore en coutait-il à sa naïve coquetterie de dépouiller le vêtement décent et presque riche dont elle avait été couverte à son arrivée pour reprendre de nouveaux ces haillons qu'elle avait quittés avec tant de joie et de ce revêtir encore de cette livrée de honte et de misère qui lui pesait tant!...
Toinette qui avait levé la tête avec inquiétude à la réclamation du mendiant remarqua le geste effaré de la petite fille et la sombre douleur qui avait envahi sa face. Saisie elle-même d'un sentiment de profonde pitié pour cette malheureuse enfant et envisageant peut-être avec horreur la triste destinée qui lui était réservée à l'âge où elle deviendrait femme, elle se hâta de dire à cet homme: Cette enfant est-elle votre fille ou seulement votre parente ?
- Ni l'une ni l'autre, ma chère dame, répondit lentement le vieillard; c'est une étrangère et un fardeau bien lourd pour mes vieilles épaules que cette jeunesse, fardeau que le temps ne fait qu'appesantir chaque jour au lieu de l'alléger, car je ne suis point fait pour guider une jeune fille et présider à son éducation.
- Que ne la placez-vous alors, interrompit Mathieu, dans quelque honnête famille de paysans qui en prendraient soin et l'élèveraient dans la crainte de Dieu et l'amour du travail au lieu de la traîner ainsi à travers le monde comme une ribaude sans foi ni loi au grand dommage se son innocence et à la perdition de son âme.
- J'y ai bien quelques songé, répondit le mendiant mais je n'ai pas trouvé, jusqu'à présent une âme chrétienne qui puisse ou veuille me soulager dans ma tâche. Dans les pays d'où nous venons, grâces aux désastres causés par une guerre longue et sans merci, les paysans sont pauvres et les tailles si lourdes que personne n'y était en mesure d'ajouter à ses charges une charge nouvelle; la misère y est tellement profonde que nous avons dû chercher pour vivre; ou plutôt, pour ne pas mourir de faim, une contrée plus heureuse et un peuple plus hospitalier. Ici peut-être laisserai-je cette enfant si je trouvais....
Il n'acheva pas sa pensée mais au mouvement de tête horizontal qu'il fit et au découragement amer qui se peignit sur ses traits, il était aisé de voir qu'il n'espérait plus un tel soulagement, qu'il ne croyait plus à une telle humanité.
Aux paroles et à l'hésitation du mendiant, les deux époux s'étaient regardés. Du premier coup d'œil chacun put lire dans la conscience de l'autre le sentiment de pitié et le désir de charité qui remplissait la sienne. Ces deux âmes simples et chrétiennes animées du même esprit se rencontraient encore une fois sur le chemin de la bienfaisance et signaient mentalement dans l'échange d'un regard une convention dont ils n'avaient pas eu à discuter les termes et sur laquelle cependant leur accord était parfait.
- Brave homme, continua Mathieu, asseyez-vous et approchez-vous du feu, se chauffer un peu par le temps qu'il fait n'est point chose défendue; avant de reprendre votre course, reposez vos membres fatigués à notre foyer et daignez accepter, pour l'amour du Sauveur Jésus-Christ, notre cordiale hospitalité. Et sans donner au vieillard le temps de répondre, il lui présenta une des hauts escabeaux qui lui servaient de sièges, ranima par une brassée de ramilles la flamme dans l'âtre tandis que Toinette plaçait sur le dressoir un morceau de pain, une tranche de lard et un pot de cervoise. Le mendiant accepta le déjeuner qui lui était offert si généreusement avec une respectueuse reconnaissance et se mit avec empressement à la dévorer plutôt qu'à la manger, tant il y avait longtemps qu'il ne s'était trouvé à pareil banquet; son étonnement et son bonheur étaient immenses tant lui paraissait étrange et douce en même temps la considération dont ses hôtes l'entouraient
- Mon ami, dit Mathieu, en rompant le silence qui n'avait cessé de régner pendant le repas du mendiant, vous avez dit, tout à l'heure, que cette jeune orpheline n'était ni votre fille ni même votre parente; qu'une telle charge devenait chaque jour plus lourde pour vous qui n'avez ni le loisir ni les moyens de veiller sur elle et que vous en feriez volontiers l'abandon à une famille honnête qui la mettrai à même de vivre honorablement par le travail. Hé bien, mon ami, ce désir si louable va être exaucée. Par pitié pour cette pauvre abandonnée, par commisération pour votre grand âge et pour l'amour de la Vierge Marie, nous consentons à la garder près de nous, vous promettant et promettant à Dieu de l'élever chrétiennement pour le bien comme nous avons élevé nos sept enfants. Y consentez-vous?
- Je suis tout ému, braves gens, et touché jusqu'au fond de l'âme de votre charitable proposition mais permettez-moi de n'y répondre que quand je vous aurai dit qui je suis et qui elle est; et que je vous aurai fait connaître par suite de quels événements l'existence de cette pauvre enfant a été attachée à la mienne si misérable et si vagabonde. Quand vous saurez mon passé et les causes qui m'ont réduit à l'état de mendiant, quand vous saurez dans quelle circonstance j'ai recueilli ma jeune compagne d'infortune vous vous prononcerez si vous le croyez encore possible et je remettrai volontiers entre vos mains le dépôt d'une jeune âme qui, je le sais, ne peut que se perdre entre les miennes.
- Quel que soit votre passé, mon ami, interrompit le paysan, quelque mystère qu'il cache, restez bien assuré que le récit que vous allez nous faire ne changera rien à notre résolution pour cette malheureuse créature et à notre estime pour vous. Dieu nous ordonne de ne voir dans l'homme qui souffre et qui mendie qu'un frère en son divin fils auquel nous devons assistance sans nous inquiéter jamais si sa conduite passée l'a rendu indigne de notre pitié; les fautes dont il a eu le malheur de souiller sa conscience ne relevant que de la justice divine et ne devant point entrer dans la balance de notre charité. Cependant, puisque vous le désirer, nous vous écoutons.
Après s'être recueilli quelques moments, le vieux mendiant commença son récit en ces termes:
" Je suis né au pays messin, comme mon accent doit vous le dire. Resté orphelin de bonne heure, je fus élevé par charité dans un couvent. A dix-huit ans , il me fallut choisir un état; et comme il me répugnait d'endosser le froc du moine mendiant comme le tranquille uniformité de la vie champêtre convenait peu à ma nature remuante et aventureuse, je me fis soldat et m'engageai à la solde de la maison de Lorraine, illustre et puissante maison déjà à l'époque dont je vous parle. Je suivis cette bannière en Milanais, en Espagne, en Flandre, guerroyant pendant quarante ans tantôt pour le compte de mes maîtres tantôt pour celui du roi de France. Mes chefs me témoignaient une estime dont j'étais fier et que je leur rendais en dévouement et fidélité. Content de moi et de mes compagnons, je vivais heureux en bataillant, quand un jour pendant une campagne en Picardie, je fus fais prisonnier, jeté sur un galère anglaise, au milieu des malfaiteurs les plus corrompus, confondu avec eux et traité de la même manière. Que vous êtes heureux, braves gens, de n'avoir jamais connu même d'ouï-dire, les souffrances que l'on fait endurer là à des créatures du bon Dieu et les horreurs sans nom que des hommes qui se disent chrétiens infligent par plaisir à leurs frères malheureux! Hé bien, ces souffrances cruelles, ces tortures infâmes, j'ai dû les subir pendant dix ans mais grâce à mon énergique volonté , autant qu'à la vigueur de mon tempérament de fer, cette longue et terrible détention ne m'abattit point comme tant d'autres compagnons que j'ai vu succomber à la peine. Animé par un ardent désir de recouvrer ma liberté, soutenu par un impérieux besoin de vengeance, je m'appliquai constamment à conserver la force d'esprit et le courage, nécessaires à l'accomplissement de mon projet le jour où j'en rencontrerais l'occasion. Cette occasion se fit longtemps attendre, mais enfin elle se présenta.
Une nuit que le bâtiment sur lequel j'étais monté comme rameur faisait une descente sur les côtes de Hollande, car sous prétexte de commerce et de protection, la plus part de ces galères faisaient métier de corsaire et se livraient sur la côte à la plus ignoble piraterie; une nuit, dis-je, que tout l'équipage était à terre pour un coup de main important, et que par conséquent la surveillance faisait défaut à bord, je brisai mes chaînes et me jetai à la mer. Je parvins avec peine à gagner le rivage où m'attendait la liberté et des souffrances d'un autre genre que celles auxquelles je venais d'échapper. Mais que m'importait la faim et la misère. Après deux mois d'une existence vagabonde où je couchai plus d'une fois à la belle étoile, transi de froid et mourant de faim, car c'était en hiver, la terre était couverte de neige comme aujourd'hui et le peuple ruiné par la guerre était froid comme le sol; après deux mois d'une vie de privations et de misères, mais qui me semblait le paradis auprès de celle que j'avais vécue si longtemps, je gagnai la frontière de Picardie et me hâtai d'aller reprendre mon métier de soldat sous la conduite de ce Guise à qui un coup d'épée a fait donner le surnom de Balafré.
" Il y a juste aujourd'hui deux ans, mes chers amis, que j'assistai sous ses ordres à la reprise ou plutôt la reddition de la place de Calais, car en se voyant prêt à tomber entre nos mains, le commandant demanda à se rendre afin d'épargner à la ville le malheur d'être mise à sac. Ordre fut donc donné à l'armée française de respecter, sous les peines les plus sévères, la vie et les biens des assiégés. Mais pour ceux qui comme moi avaient pendant dix ans subi les angoisses et la honte des galères et avait vu mourir dans les tortures tant de braves compagnons d'armes, pour ceux-là les haines entassées au fond du cœur parlaient plus haut que les ordres du chef et le s exigences de la discipline. Les besoins de la vengeance étaient plus impérieux que les craintes de la répression, l'ardeur du souvenir faisait taire les sentiments de l'humanité qui nous étaient faites s'ouvrit carrière et pendant deux jours je me livrai comme une bête fauve aux actes les plus révoltants et avec une brutalité de sauvage. J'assouvissait sur des innocents mes appétits de vengeance et de haine. Mon infâme conduite dénoncée à mes supérieurs appela sur moi toute leur sévérité, et je me vis forcé de chercher mon salut dans la fuite.
Un soir que j'errais à travers les plaines dévastées de l'Artois, mendiant mon pain aux fermes isolées, sans autre que d'échapper aux bandes anglaises et françaises qui battaient le pays, je heurtai à la porte d'une pauvre chaumière écartée de cinq cents pas environ d'un petit hameau perdu comme elle au fond d'une gorge étroite et éloigné de tout grand chemin. Comme je n'obtenais pas de réponse, je poussai doucement l'huis qui céda et le spectacle navrant de la misère dans toute sa nudité hideuse et poignante se présenta à mes regards. Une petite créature de cinq ans, have et déguenillée, sanglotait à genoux devant un misérable grabat où se tordait dans les affres de l'agonie une femme jeune encore dont les traits fatigués et les rides précoces dénonçaient une de ces infortunées jetées en pâture à la débauche et vouées à l'exécration publique. Ému malgré moi à ce sinistre tableau, j'allai m'agenouiller auprès de l'enfant; et moi qui depuis quarante ans n'avais pas invoqué le bon Dieu, rappelant à ma mémoire quelques lambeaux de prières que ma mère m'avait apprises autrefois, j'osai intercéder auprès du Tout-Puissant pour cette pauvre femme qui s'éloignait dans l'isolement sans secours et sans amis, estimant que les tortures et l'abandon de sa foi seraient peut-être une compensation aux fautes de sa vie. Quand elle eut rendu le dernier soupir, je m'installai à son chevet afin d'y faire la veillée des morts comme je le faisais jadis un lendemain d'un bataille à mes camarades tombés. Au jour suivant, creusant moi-même sa fosse dans l'étroit enclos attenant à la chaumière, je l'enterrai décemment, recommandant encore une fois son âme au Souverain Juge; ensuite après avoir placé sur la fosse une modeste croix de buis je pris par la main l'enfant que la Providence me confiait, promettant d'en prendre soin comme de ma propre fille et m'éloignai sans but déterminé de cet endroit. Ignorant si cette petite fille était chrétienne et regardant comme un devoir sacré de sauver son âme, j'entrai avec elle à la première chapelle que je rencontrai et lui fit administrer le saint baptême, lui donnant par reconnaissance pour mon vénérable patron, le prénom de Martine.
Après ce temps, le rude soudard s'est fait mendiant ou ménestrel suivant les circonstances afin de donner à cette frêle enfant, la nourriture qui lui était nécessaire; il s'est fait petit et prévoyant pour l'entourer des soins dont elle a besoin, mais hélas les forces de l'homme, comme sa volonté, ont des bornes étroites et il s'est passé bien des jours sans pitance et des nuits sans asile. Cependant soutenu par ma conscience, encouragé par la certitude de faire une bonne œuvre, ni ma confiance en Dieu ni mon courage ne m'abandonnèrent. J'allais de ce pas mourir sur le sol où je suis né, où mon enfance rencontra les soins de la charité, espérant y trouver un soulagement à ma peine et une âme compatissante qui se charge à ma place d'un fardeau devenu si lourd pour ma débilité. Il me répugnerait, je ne sais pourquoi, de placer cette enfant dans un moutier, autant qu'il me serait pénible de renfermer un petit oiseau dans une cage tant j'aime la liberté du bon Dieu. La Providence ne m'a donc point abandonné; elle a secondé mes projets plus que je n'osais espérer, puisqu'au terme de ma longue route, elle m'a conduit sous votre toit.
Maintenant mes amis, que vous connaissez l'histoire de cette petite fille et la mienne, prononcez-vous! De votre réponse dépend pour elle le bonheur ou le malheur de sa vie, le tourment ou la tranquillité de sa vieillesse.
- Nous persistons, mon amis, répondit Mathieu, dans nos projets et consentons à servir de parent à cette malheureuse petite orpheline, en remerciant humblement Dieu qui nous accorde à la fin de notre carrière la grâce de sauver du péché et de la honte une de ses innocentes créatures et de faire encore en son nom une œuvre de charité.
Une heure plus tard, le vieux mendiant reprenait sa marche vers le pays messin, mais non pas sans que la vielle Toinette ait préalablement rempli son bissac de pain et de lard, et que Mathieu n'ait vidé, avec lui, un dernier pot de cidre.. En le voyant partir, la petite Martine sentit des pleurs lui monter aux yeux et son petit cœur se fendre, car elle était attachée à ce vieillard qui avait veillé sur elle et dont elle avait pendant deux ans partagé la misérable existence, mais elle eut la force d'imposer silence à sa douleur et d'étouffer ses sanglots; elle lu tendit, sans affectation et presqu'en souriant ses deux petites joues qu'il embrassa paternellement en réprimant un mouvement de regret, puis il quitta cette maison, fortifié, d'âme et de corps, bénissant l'hospitalité de ses habitants. Mais quand l'enfant le vit s'éloigner lentement, appuyé sur son long bâton d'épine et sans détourner la tête, elle laissa éclater son cœur et couler ses larmes; elle le suivit des yeux jusqu'au détour du chemin, lui envoyant du bout de ses petits doigts des baisers où elle mettait toute la gratitude son âme, toute la gentillesse de son esprit.
Les chagrins les plus violents de l'enfance durent peu et les émotions les plus cuisantes s'effacent vite dans une âme de sept ans. Aussi Martine eut bientôt sécher ses larmes sous les baisers de Toinette et repris la candide sérénité de son âge. Sans chasser complètement de son souvenir l'image de son vieux compagnon de misère, elle se mit à sourire ingénument à l'avenir en se voyant vêtue d'habits simples et proprets comme toutes les jeunes paysannes du hameau, en voyant à ses pieds restés nus jusque là de chauds bas de laine et des sabots dont le bruit sur la terre gelée lui causait un inexprimable plaisir. Dès le premier jour, loin de se montrer gênée et timide sous un costume qu'elle n'avait jamais porté, elle se montra au contraire, gracieuse et presque élégante et tout son jeune esprit s'étant activement développé à l'école du malheur, on la vit sans embarras et sans gaucherie avec une activité plus turbulente que raisonnée sans doute, aider la vieille Toinette dans les soins du ménage, s'informer avec une curiosité discrète du nom et de l'emploi de chaque ustensile qui lui passait par les mains et chercher avec un naïf empressement à se rendre utile suivant ses forces et son intelligence. Elle se montra en même temps polie envers les étrangers et prévenante envers ses bienfaiteurs, docile à leurs conseils, soumise à leur volonté et empressée à prévenir leurs moindres désirs; puis quand elle fut quelque peu familiarisée avec eux, et habituée à leur manière de vivre, elle leur raconta, le soir, à la lueur de l'âtre, quelques histoire bien sombres apprises dans ses pérégrinations vagabondes; elle leur chanta quelques noëls joyeux, quelques ballades touchantes qu'elle avait entendu chanter à son vieux compagnon; en un mot, sa douce gaieté, son inaltérable bonne humeur, son gentil babil réveillèrent cette demeure depuis si longtemps endormie et rendirent à ses habitants le bonheur envolé de leur jeune âge.
Dix années s'étaient écoulées depuis le jour où Martine avait pris place au foyer de Mathieu Pergent et avait vu succéder aux privations et aux agitations de son enfance le calme et l'abondance de la vie des champs. Le temps, les soins et le travail avaient fait de la hâve et chétive jeune fille une grande et robuste femme. A dix-huit ans, Martine était la jouvencelle la plus gracieuse, la paysanne la plus accomplie comme qualités morales beautés physiques à des lieues à la ronde.. Bonne, affable, courageuse dévouée, sympathique à tous, d'humeur toujours égale, elle entourait la vieillesse de ses protecteurs des soins les plus dévoués, des attentions les plus filiales; sa reconnaissance ne connaissait pas de limites. Accomplir son devoir de chrétienne, garder sa conscience pure de remords, son cœur exempt de passion, son esprit libre de soucis amoureux, telle était la constante préoccupation de sa vie. Car elle avait beau faire la sourde oreille aux propos galants des jeunes paysans de son âge et repousser en riant leurs timides avances, elle savait, grâce à son instinct de femme que nulle parmi les autres villageoises n'avait plus qu'elle de grâce et d'esprit, qu'aucune, le dimanche, ne portait avec plus d'aisance son casaquin de calmande rayée, sa jupe de droguet, ni ne laisser flotter avec une élégance égale les longues brides de son bavolet de dentelle; mais elle savait aussi qu'elle devait tout l'amour de son cœur, tous les sentiments de son être à ces deux vieillards qui l'avaient ramassée dans la poussière du chemin et avaient fait d'elle une enfant respectueuse, en même temps respectable et respectée. Aussi avait-elle fermée son âme en la brisant peut-être aux tendres sentiments qui faisaient rêver toutes ses jeunes compagnes. Cependant une inquiétude amère empoisonnait sa vie entière, non pas qu'elle regardât d'un œil d'envie et d'un esprit jaloux les jeunes filles du village se marier tour à tour, mais parce qu'elle éprouvait parfois un penchant violent, absolu, irrésistible qui l'entrainait parfois hors de la vie qu'elle menait, parce qu'elle sentait vaguement qu'elle n'était pas faite pour ce calme abrutissant où ses grâces inconnues comme des roses dans les halliers épais de la forêt, devaient s'épanouir, rayonner et s'éteindre; parce qu'elle entendait des voix intérieures et célestes qui l'appelaient à d'autres destinées que celles d'une simple et obscure paysanne. Était-ce se sentiment de sa valeur; était-ce enivrement de son orgueil ? Ces deux questions qu'elle se posait constamment la mettaient dans une perplexité d'autant plus grande qu'elle sentait à ne le pouvoir nier que suivre les entrainements de ses pensées, c'était forfaire à la reconnaissance et fouler aux pieds ses lois les plus élémentaires. Et ce penchant qu'elle combattait de toutes ses forces prenait chaque jour un ascendant plus profond et lui devenait un besoin plus impérieux.
Tourmentée de ses désirs comme d'un remord cuisant, elle perdit l'appétit et le sommeil, sa gaieté sereine fit place à un souci rongeur et les roses de son teint à une pâleur morbide. Enfin à bout de courage, épuisée par une lutte muette et cachée elle se décida à faire part de ses inquiétudes au vénérable curé de Delut qui sut la consoler et se charger de mettre d'accord ses entrainements et le sentiment de sa gratitude. Quelques jours après cette démarche, Martine s'en alla d'un pas agile par les villages environnants, une petite balle de peau de bique sur le dos, un gros bâton noueux et ferré à la main sans autre compagnon qu'un énorme chien de ferme, vendant aux paysans des aiguilles, des nounettes (Epingles: les nounettes servaient alors de pointes en métal pour retenir leurs guimpes), des linettes (Ruban en laine ou en fil), des courriettes (Blouse de toile grossière), des dentelles et surtout des médailles et des bagues de plomb, préservatif de la morsure des animaux atteints de la rage qu'elle allait faire consacrer elle-même à la châsse de St Hubert, alors en grande vénération dans les Ardennes et le pays verdunois. Cette existence mouvementée fit bientôt renaître l'incarnat de ses joues en rassérénant son âme et lui rendit sa douce gaieté et sa naïve insouciance. Aussitôt qu'on la connut, on l'aima tant que pour ses grâces simples et charmantes; on la respecta pour sa franchise, sa faiblesse et surtout pour sa vertueuse conduite. Le cœur de plus d'un paysan battit certainement sous son mussat (blouse de toile grossière) en la voyant passer légère et svelte, belle de son insouciance et de ses dix-huit ans, jetant de sa voix claire et sonore aux échos des bois et des vallées ses refrains joyeux, ses fervents et joyeux noëls.
Quand on veut toujours warder sa couronne,
Qu'on fussit nounain, bargire aou barounne,
L'amour est trompaou;
Faut claour l'oureille aux bis devisages;
Faut former les eux aux mignots visages;
L'amour est trompaou!
Aoù vas-te a courant das la plîne
Pitolant su la marjolîne, les bassinets et les coucous,
Tout affolée et furiaouse?
-Je m'as va oyé, curiaouse,
Le roussignolet don grand bous
Qui balmat dat la neut russounne:
<< Y faut îmer tant qu'on z'est joune:
<< L'amour pou la jounesse est fat.
<< Ouvrez-li vote hus, accaoutez-me;
<< Pou rire au solot ne r'awardez-me
<< Qui fussit cueuchi tout à fât.>>
V'as-t'a vis ta mère,
Le roussignolet
Coiche pîne amère
Zaous un bi couplet
Quand on veut, etc
Au soir, quand la corniflute hiaule;
Layant te grand-pîre à la tiaule,
Tout par lu coume au parpaillot,
Aoù vas-te ainsi sans penre warde?
- Un bi joune gas me rawarde
Pous dansi zaous le vieux tillot;
Et tant que la viole sounne,
Tant que le tambourin rusounne,
Jusqu'au fin jou sans y songi,
Je danse, je saute, je bronde;
Et j'ime à sarrer das la ronde
La main d'un amoureux bargi,
- Reste à la tiaule:
Amour de bargi
Et chant de viole
Font longta songi.
Quand on veut, etc
Riaouse, trablante et chancheute,
Quand la neut su les prés est cheute,
Avot tes grands chevaoux au vent,
Aoù vas-te comme une âme en pîne?
- Je ma vas au pid don grand chîne
Qu'est darri l'aclos don couvent,
Oyi les mignounnes ballades,
Et les amoureuses roulades
D'ein troubadour joune et galant.
Je sens, à sa voix qui trabeule
Me coeur qui bat et se troubeule
D'amour et d'ase à m'a n'allant.
- Jounesse chancheute
Raste à la mason;
Ne vas-me à neut cheute
Oyi la chanson.
Quand on veut,etc
De rason, paouve abandonnée
Dis-me, quand la cloche est sounnée
Aoù vas-te si lon dou moutî ?
- C'est que je crois woir ein joune houmme,
Galant, bin fat,qui danse coumme,
Coumme ein damon sus me sentî.
J'as bi fare leumer ein ciarge,
Brare et prié la bounne Viarge,
Pous chassis les pines d'amour;
Y m'sane toujous à la masse
Oyi la voix de la proumasse
Et la chanson don troubadour,
- Quand clouche sounnée
Appalle ou bon Dieu,
Ben abandounnée
Qui demore fieu,
Quand on veut, etc
A lassé se vieux pîre aveule,
Et sa mère brare tout seule,
A ne met prié pou les moûs;
La sotte afant s'a n'est allée
A l'enfer, la paouve affollée,
Coumme au matin dans les grands bous,
Coumme à la neut zaous le grous chîne,
Elle courent à parte halîne
Aux chantaoux, aux roussignolets;
Coumme à fouyant de la tiâule
Elle courent à la viole,
A la danse, aux bis triolets !
Qui cout en aveule
Au fruit dafendu,
Un jou brat tout seule
Le bounheur perdu.
Quand on veut, etc
(Patois de Damvillers - Traduction en dernières pages)
III
La Bonde brûlée
Vers le milieu de la forêt de Mangiennes, à l'endroit où se trouve plantée aujourd'hui la borne séparative des bois communaux de Damvillers, de Merles et de Dombras, il y avait à l'époque où se passe cette histoire une clairière circulaire au centre de laquelle s'élevait le tronc d'un vieux chêne brisé par la foudre, depuis bien longtemps sans doute, car le corps abattu et le branchage avaient disparus sous le sol. Le tronc dépouillé d'écorce et noirci par le temps, émergeait des hautes herbes d'une hauteur de trois pieds environ; il se nommait la Bonde brûlée (Borne brûlée). Divers sentiers étroits frayés à travers les fourrés et les ronces, fréquentés par les animaux sauvages plus que par les hommes, rayonnaient de cette clairière, unique vestige et témoin muet de scènes druidiques d'un autre âge, aux lisières de la forêt.
Quand les besoins de son petit négoce l'appelaient vers les paroisses d'Azannes, Romagne et Grémilly, Martine n'hésitait point à prendre l'un de ces sentiers malgré les craintes d'y avoir pour compagnons de voyage les loups et les sangliers qui infestaient la forêt, préférant encore cette rencontre, quelque désagréable qu'elle fût, à celle des soudards avinés de la châtelaine de Mureaux. Chaque fois qu'elle passait à la bonde brûlée, elle ne manquai pas de s'y arrêter et de s'y recueillir , malgré l'éloignement superstitieux dont cet endroit était l'objet. Un samedi du mois d'avril qu'elle rentrait à Dimbly, toute joyeuse des bonnes affaires qu'elle avait faite dans la semaine, elle allait d'un pas alerte, jetant à l'écho les notes claires de sa voix de fauvette, mêlant au chant du printemps les paroles d'un religieux noël en remerciant Dieu, du fond de l'âme, de l'avoir faite si courageuse et de l'avoir mise à même ainsi de s'acquitter sa dette de filiale reconnaissance. Arrivée à la bonde brûlée elle s'y reposa un moment, suivant sa coutume. Le soleil de midi, jetait à travers les feuillages naissants, des poignées de poudre d'or qui le faisaient étinceler de mille feux sous le souffle léger de la brise printanière; la modeste pâquerette à corolle blanche frangée de pourpre, la verveine au front céleste, la primevère des bois aux tons jaunes pâles s'épanouissaient à ses pieds; du sein des fourrés épais, du sommet des arbres, du fonds des hautes herbes s'échappaient en délicieuses mélodies, en murmure enivrants, en trilles voluptueuses, des chansons d'amour, des hymnes de tendresse, de promesses de bonheur... Tout cela l'impressionna et la fit rêver. D'un œil aussi bleu que l'azur, aussi pur que son âme, elle semblait interroger Dieu dont elle entrevoyait les splendeurs de la voûte céleste et lui demander pourquoi il lui était à jamais défendu d'étancher sa soif à cette coupe d'amour où venaient à cette heure suprême et solennelle s'abreuver tous les êtres de la création. Un sourire plein d'amertume plissa ses lèvres roses et ses longs cils blonds laissèrent échapper deux larmes qui descendaient, diamants humides, sur l'incarnat de ses joues et tombèrent doucement sur sa gorgère (gorgerin, gorgerette, collerette: pièce du costume, masculin ou féminin qui couvrait le cou ou la gorge), soulevée par les battements précipités de son cœur. Un sanglot déchira sa poitrine, elle se laissa glisser lentement au pied du tronc de chêne, joignit les deux mains, et les levant au-dessus de sa tête, d'une voix triste et navrée, d'un ton de pénible découragement et de profonde amertume, elle s'écria: Mon Dieu, mon Dieu !.... Quelle tempête s'était donc élevée dans cette âme innocente et calme jusque là, quelles pensées douloureuses agitaient cet esprit si pénible et si joyeux d'ordinaire ? Hélas, peut-être elle l'ignorait, peut-être elle-même eut-elle frémit et reculé d'épouvante en découvrant le motif de son puéril chagrin! Peut-être aussi les parfums de la tiède brise d'avril, l'éclat des fleurs fraiches écloses et les chants amoureux des oiseaux avaient-ils fait naître dans son cœur candide des émotions étranges et des désirs inconnus.
Il y avait quelques heures déjà qu'elle était là, muette, immobile et absorbée dans une extase joyeuse et pénible tout à la fois, quand elle entendit marcher doucement derrière elle; elle se relava tremblante de surprise et pourpre de honte. Un jeune et charmant jouvenceau était là, debout, interdit et confus comme elle, la couvrant d'un regard ardent mais plein de respectueuse tendresse dans sa timidité; il l'examinait avec une ardeur pudique comme celle dont les séraphins doivent regarder la sainte mère de Jésus au pied de son trône céleste dans leur chaste et brûlante adoration. Ils restaient en face l'un de l'autre, lui dans un voluptueux embarras, elle dans un trouble délicieux, dominés par un charme puissant que ni l'un ni l'autre n'avait la volonté ou la force de repousser et se sentant également au cœur un irrésistible désir de parler, et une insurmontable crainte de rompre le silence. Cependant Martine replaça lentement sur ses épaules son petit sac de peau de bique, reprit en soupirant son bâton qu'elle avait déposé sur la bonde, siffla son chien et d'un pas mal assuré, se remit à suivre le chemin qui conduisait à Dimbly. Arrivée à l'endroit où ce sentier contournait un marchat, elle jeta un dernier regard derrière elle, le jeune homme était resté à la même place, dans la même immobilité, dans la même attitude de profonde tristesse et d'amer regret.. A ce moment, les rayons de leurs regards se rencontrèrent et ils en éprouvèrent tous deux une commotion pareille au cœur car ils se sentirent pâlir et chanceler en même temps; puis ils s'éloignèrent lentement comme si ils laissaient derrière eux une partie de leur existence, un lambeau de leur âme. Combien ce chemin si fleuri et si brillant le matin parut sombre et triste à la pauvre porte-balle! combien dans son cœur comprimé et prêt à éclater, le refrain de sa ballade favorite: L'amour est trompaou, avait en ce moment un douloureux écho, un amer retentissement.
De toute la nuit qui suivit cette rencontre, Martine ne dormit point. Elle avait beau vouloir chasser de son esprit ce fantôme charmant qui l'obsédait, l'attirait et l'épouvantait: elle avait beau vouloir chercher dans la prière l'oubli et le repos, l'image de cet homme s'incrustait pour ainsi dire en traits de feu dans son souvenir; la prière mourait sur ses lèvres et ses doigts s'immobilisaient sur les grains de son rosaire. Elle revoyait sans cesse cette figure calme et douce, voilée de tristesse, ces deux grands yeux noirs au regard velouté, cette lèvre souriante et désespérée qu'estompait un léger duvet au ton d'ébène et ses longs cheveux bruns qui tombaient en boucles naturelles et luisantes sur son col, laissant à découvert son large front blanc et poli comme l'ivoire; elle le revoyait heureux et confus, debout et muet, devant elle, son toquet (sorte de bonnet) de velours à la main; elle sentait encore le rayon brûlant de ses yeux peser sur elle et pénétrer jusqu'au fond de son être; elle entendait des paroles de tendresse que sa bouche n'avait point dites mais que son cœur avait dû prononcer; et tout cela l'agitait et la faisait rêver. Et puis bientôt une réflexion amère et cruelle, un doute poignant et douloureux vint jeter une ombre noire sur ce riant tableau, une note terrible et épouvantable dans cette céleste mélodie. Si ce jouvenceau qu'elle n'avait jamais rencontré jusqu'à ce jour, dont elle ignorait le nom et même l'existence, si ce jeune adolescent si gracieux, si noble, si attrayant n'était autre que Satan venu exprès de l'enfer dans le but de la tenter et le dessein de la perdre! Horreur!.... Cette pensée porta le désespoir et la mort dans son âme; elle se tordit d'épouvante en sanglotant sur sa couche virginale, elle appela à son aide toutes les forces, tout les secours du ciel. L'éducation de cette époque permettait à Martine de croire aux agissements des puissances infernales et à leur immixtion dans les actes de notre existence matérielle. mais Martine avait une âme forte, elle était de nature vaillante autant que vertueuse; elle se promit donc pour éviter le pêché et fuir la tentation de redoubler de ferveur dans ses prières; elle se jura de se faire violence pour effacer de son esprit et de son cœur une image qui pouvait la conduire à la perte éternelle, et résolut de combattre et de souffrir pour vaincre son entrainement et jeter un voile sur ce rêve si court et si beau cependant, de bonheur et d'amour; puis songeant à ses parents adoptifs, elle s'affermit sur ce noble dessein d'immoler, dût-elle en mourir, ses désirs et ses aspirations, plutôt que de porter le désespoir et la honte sous le toit où elle avait trouvé une si sainte hospitalité.
Forte de cette résolution sincère, confiante en la protection de Dieu, soutenue d'ailleurs par la pureté de sa conscience, elle reprit la semaine suivante le chemin de la bonde brûlée, mais cette fois pour tromper par effroi et chasser la crainte qui venait encore l'assaillir de toutes part, elle chantait bien haut et comme pour s'étourdir la complainte de la haute chasse
(Note de P. Errard: J'ai connu bien des vieillards qui ne pouvaient être soupçonnés de poltronnerie, de ces hommes robustes et sans peur qui avaient été témoins, voire même acteurs de la tourmente révolutionnaire de 1789, qui croyaient à la réalité de la haute chasse et n'en parlaient qu'avec une crainte respectueuse)
A travis les bous, à travis la plîne
Qui cout neut et jou sans repenre halîne
Comme eine âme en pîne;
Ta-haut, ta-haut, ta-haut!
C'est le grand chassaou que l'enfer pourchasse.
Ratré vit' sous-té, v'la la haute chasse
Qu'abaoue et qui passe.
Ta-haut, ta-haut, ta-haut!...
Le jou commence à leure à la son des tourelles
Le mîle au fond dou bous rapite sa russon,
Au s'lot qui va bouter, les jounes pastourelles
Vont bentout à chantant ouvri leur coeur et mason
Piquaou, fas rouler ta coune
Amoune chiens et chevaux
Yfout que tout-ci passoune
Ne manquait de ci-à-vous
Que le sangli qui pataouge,
Das sa baouge
Zaous notes caoups tumait auneut
D'vant la neut
La clouche don mouti carillounent matines
Le grand chassaou teneut sa lance et crient: fieu!
En chasse!...Ein petiot joune à-vaux les anglétines
Disent: le jou qui viet c'est le jou don bon Dieu
Fouyez, fouyez qui v'appelle
A des plasis dafendus:
Chassaous, c'est la chapelle
Qu'anneut v'êtez attendus
Lassez dourmi das lous niches
Vous caniches;
Et rapaourer les sanglis
Aux hallis
Au châté blonde Yseult penché à la fernite
Li crient: n'est donc rin qui s'arent v'apichi
De chassi le dimanche et de bayi peut-être
Voute âme à Lucifer et de faire ein pachi?
Nézans putout à la messe
Jamas prié Dieu n'ait neut
Ratrez et fayez promesse
De ne mé sourtit anneut
Malheur à qui s'abandounne
Et se dounne
Pour la chasse à Lucifer
A l'enfer!...
Deux chassaou accourent au signal de la coune
A travis monts et vaux; et gna-n'-aveut bramant;
Sur sa bliche cavale on oyant le pus joune
A droite dou sagneur qui li disent brâmat
Li bon Dieu da sa puissance
Est fat dou saint paradis
Le prix de l'obeissance
Mas itou, je vas le dis
Chassi maugré sa défense
C'est offense
Qui sûr ve farait houni
Et puni
Mas le grand noir chassaou qu'aveut prins l'autre oureille
Li rapondent: seigneur, fut dit sans veblessi
Connassez-ve ein bounheur, eine fête pareille
Pous le chassaou vaillant au bounheur de chassi
Drès que la coune ronfeute
Chevaux et chins, bourtout cout;
Faut woir coulle ou se rasseule
Quand viet la chute dou jou
Et qu'on woit turner la bête
Qu'est fat tête
A vous chins, à vous piquaous
Zaous vous caoups!
Mas sans accaouter riet, sautant su sa pouliche
Le sagneur crie: en chassa! Y sans qui vouyait
Zaous le bous, un chevreuil pontant sa tête bliche
Des counes d'or massif qui fouyent, qui fouyent!...
Y se fayent déjà fête
A ratrant da vis Yseut
De li rappourter la bête...
Mas ne la prend-me qui veut
Et de d'peus à sa poursuite
Sans sa suite
Le grand chassaou neuti et jous
Cout toujous
A travis les bous, à travi la plîne, etc. (comme plus haut)
(Patois de Damvillers - Traduction en dernières pages)
Comme elle achevait le dernier mot de sa complainte, elle se retrouvait à cette même place où la semaine précédente elle avait vu en se retournant le bel adolescent pour la dernière fois. Était-ce illusion d'un espoir secret, était-ce hallucination de la peur? Il lui semblait que ce beau jouvenceau était toujours dans la clairière, assis sur la bonde brûlée, la tête entre les mains, dans la posture méditative d'un homme dont l'esprit est absorbé par une pensée profonde; dans l'attitude découragée d'un malheureux dont l'âme est envahie par le désespoir et qui lutte contre une implacable fatalité; mais non, elle ne se trompait point; cet homme que la pauvre porte-balle appelait et redoutait tout à la fois était là sur son chemin, immobile, muet, et comme abîmé dans une contemplation intérieure.
A sa vue, Martine s'arrêta haletante et émue. Elle dut, pour ne pas tomber, s'appuyer au tronc d'un frêne qui bordait le sentier. Et cependant, cette rencontre qui la faisait frémir et trembler de surprise et d'épouvante, ne répondait-elle pas à un désir inavoué de son cœur? Au sentiment d'effroi qu'elle éprouvait, ne se mêlait-il pas un plaisir dont le charme lui souriait en dépit d'elle-même, une satisfaction qui la faisait rougir d'aise sans qu'elle sût pourquoi? Un instant elle hésita à poursuivre sa route; une lutte avec l'esprit du mal la faisait frissonner de crainte; ce charmant cavalier pouvait-être Satan, mais en même temps, une force inconnue la poussait vers le péril, un pressentiment de victoire l'engageait à affronter le combat.
Bientôt rappelant tout son courage, comptant sur l'appui du ciel qu'elle invoquait mentalement, entrainée par un sentiment où l'espoir se mêlait à la crainte, elle avança, tête haute et pied ferme, comme un vaillant chevalier qui marche au combat avec la résolution de vaincre ou de mourir.
Au bruit qu'elle fit en marchant, le jeune homme sembla se réveiller; il se leva et fit quelques pas vers elle. Alors se découvrant avec la respectueuse humilité d'un galant chevalier devant une noble dame, il lui dit d'une voix douce et frémissante qui fit vibrer en elle des cordes inconnues: Je vous attendais!
A ces paroles, au son de cette voix si fraîche, Martine releva vivement la tête; un furtif éclair de plaisir illumina ses traits; puis soudain ses craintes superstitieuses la reprenant, elle se recula de quelques pas et levant son bâton comme pour se défendre, s'écria: Arrière tentateur!... Dieu me protège!...
Je ne suis pas un tentateur, reprit le jeune homme d'un accent triste et découragé; je suis un simple et malheureux mortel qui vous aime de toutes ses forces et de toute son âme. Oui je vous aime et vous cherche partout depuis l'heureux jour où je vous ai rencontré à cette même place, belle d'une beauté tellement supérieure à celle du reste des femmes que je vous ai prise pour une créature céleste un moment descendue sur notre terre; je viens ici chaque jour, pauvre insensé, chercher la trace de vos pas et baiser de mes lèvres ardentes les brins d'herbes que votre pied à foulés; et quand le ciel propice à mes vœux, vous met encore une fois sur ma route, vous que je voudrais ne contempler qu'à genoux; au lieu de mériter votre amour par mes prières, je ne fais qu'irriter votre colère, voilà que loin de me tendre la main, vous me repoussez!...Vous le voyez bien, je suis le mortel le plus malheureux et le plus digne de pitié, l'être le plus déshérité de ce monde. Aimer sans l'espérance d'être aimé jamais, connaissez-vous de pire torture, de douleur plus profonde?...
Bien vrai, s'écria Martine, dont les yeux grands ouverts buvaient pour ainsi dire, les paroles de l'adolescent, bien vrai, vous n'êtes pas Satan? Oh, tant mieux! et ajouta-t-elle avec timidité et en rougissant, et vous m'aimeriez!... Puis toute honteuse de cette question échappée malgré elle à ses lèvres, mais en même temps heureuse de sentir se dissiper les ombres de ses craintes et des doutes dans lesquels se débattait son cœur et son esprit et de voir son avenir s'éclaircir tout à coup plein de tendres promesses et d'espoirs souriants, elle se mit à pleurer.
Le jeune homme lui prit silencieusement la main, la fit asseoir sur la bonde brûlée et s'agenouilla devant elle dans une muette et respectueuse adoration. Comment peindre ce frais et charmant tableau? Au sein d'une nature luxuriante et pleine de sève, par une de ces belles journées de printemps où tout est fleurs, parfums, chants et lumières, deux êtres jeunes, innocents et beaux, étaient là, s'enivrant des tièdes effluves qui s'élevaient de toutes parts autour d'eux, la main dans la main,, les yeux dans les yeux et l'âme au ciel, sans autre témoin que le Tout-Puissant, se racontant avec une naïveté charmante les amertumes de leur passé et et les espérances de leur avenir; s'avouant ingénument leurs pensées, leurs projets et leurs rêves, s'attendrissant mutuellement sur leurs peines pour se consoler tour à tour, mêlant leurs larmes et leurs sourires, leurs désirs et leurs craintes, leurs promesses et leurs regrets sans qu'un souffle impur ternit la sérénité de leurs consciences, sans qu'une pensée coupable fit rougir leurs fronts, sans qu'un doute léger troublât leur quiétude.
Il lui dit qu'il se nommait Conrad, lui raconta comment sa mère, la fière et puissante châtelaine de Mureaux avait abandonné son enfance et confié sa jeunesse à des soins mercenaires sans qu'il lui ait jamais été donné de recevoir d'elle une marque de tendresse, un témoignage d'affection, un gage d'amour maternel; il lui dépeignit en traits amers la nuit sombre et glacée dans laquelle son existence s'était abimée jusqu'au jour béni où il l'avait rencontrée; lui fit le récit des peines et des douleurs de son passé au milieu de la puissance et des grandeurs; lui montra les blessures profondes que l'isolement avait faites à son âme; les plaies saignantes que l'abandon avait ouvertes dans son cœur et l'adjura de l'aimer, lui affirmant que son amour serait pour lui le rayon qui éclaire, le baume qui cicatrise, le soleil qui vivifie.
- Ecoute, lui dit-elle, quand il eut terminé son récit, je serai la sœur d'écoute, et tu seras, pour moi, le frère bien aimé; tu me raconteras tes peines et je te consolerai; je te dirai mes chagrins et tu m'aideras à les supporter. Je serai toute à toi et tu m'appartiendras tout entier; je ne connais rien aux choses de l'amour, mais je serai si heureuse de t'aimer, j'aurai tant de bonheur à me sentir aimée de toi qu'il me semble à cette pensée voir s'ouvrir pour moi le saint paradis.
Ils se prirent alors par la main sans ajouter une parole, timides et ravis tous deux; mais aux flammes de leurs regards, aux lueurs qui illuminaient leurs traits, aux frémissements involontaires de leurs membres, on pouvait deviner aisément les sentiments qui remplissaient leurs cœurs. Ils atteignirent ainsi la lisière de la forêt; là, ils se quittèrent, Conrad pour remonter au manoir de Mureaux, Martine pour continuer sa course vers Romagne, mais non pas sans retourner la tête à chaque pas pour s'envoyer, du bout des doigts, les plus innocents et les plus charmants baisers, ni sans s'être promis de se revoir ainsi chaque semaine au même endroit.
La belle saison se passa rapidement pour Conrad et Martine. Les deux pauvres enfants avaient tellement souffert, ils avaient l'âme tellement altérée de bonheur qu'ils aspiraient, à longs traits, l'enivrante volupté du présent sans inquiétude du lendemain; le tendre sentiment qui unissait leurs deux êtres, le lien d'amour si pur et si fort qui les rattachait l'un à l'autre pouvaient-ils être à jamais brisés? Cette question qui leur eut à ce moment tout à fait déplacée et surtout complètement oiseuse, ils ne se l'était jamais posée, car ils avaient dans l'avenir cette foi robuste, cette confiance illimitée qui est le plus bel apanage de la jeunesse et de l'amour et puis, animés des saintes ardeurs d'une tendresse comparable par son innocence et sa profondeur à celle des anges pour la sainte mère de Dieu, ils planaient tellement sur les ailes de leur bonheur, au dessus des froides régions où domine l'égoïsme terrestre qu'ils ne pouvaient apercevoir du haut de leur ciel, les obstacles que la fatalité jalouse amoncelait sous leurs pieds; en un mot, ils revenaient chaque semaine à leur rendez-vous, plus épris et plus insouciants de l'avenir et se quittaient chaque fois plus confiants et plus amoureux.
Vers la fin du mois de novembre de cette même année, Martine quitta Dimbly de bonne heure afin de se trouver plus tôt au rendez-vous où Conrad devait l'attendre dans la clairière de la Bonde brûlée. Le froid était vif et la terre glacée; elle allait cependant d'un pas alerte et d'une âme joyeuse vers le bonheur, écoutant distraitement les hymnes étranges et solennels que la brise matinale chantait dans les dans les rameaux dépouillés de leurs feuilles, regardant sans les voir ces myriades de guirlandes argentées que le givre de la nuit avait accrochées d'une façon si bizarre aux hautes herbes et aux branches nues, et que les rayons obliques d'un pâle soleil d'hiver faisait étinceler de mille feux capricieux, tant la pensée du bien-aimé remplissait son cœur et suffisait à la félicité de sa vie. Cependant elle s'arrêtait par instant pour écouter le bruit lointain d'une meute en chasse. Elle frissonna en songeant au grand chasseur de la complainte et se signa dévotement, mais à mesure qu'elle avançait vers la Bonde brûlée, le bruit allait croissant, chaque pas qu'elle faisait semblait la rapprocher de la chasse. Elle eut peur, non pour elle, car elle était brave, mais pour Conrad qui l'attendait depuis longtemps peut-être à leur rendez-vous et elle pressa sa marche afin d'arriver plus vite, à le rassurer et au besoin à partager le péril qui le menaçait peut-être. A ce moment, aux aboiements haletants des chiens se joignaient les cris des chasseurs et les hennissements formidables des chevaux lancés au galop sur la terre durcie se mêlait au bruit épouvantable de branches brisées et les grognements, terribles de colère et de douleur de quelques bêtes fauves. En effet, comme elle franchissait la limite de la clairière et courait toute émue vers le tronc de chêne où Conrad devait la précéder, un monstrueux sanglier, poursuivi de près par une meute de chiens énormes, la langue pendante et la gueule ensanglantée, sortit du fourré rapide comme une flèche et dans sa course affolée renversa violemment sur le sol la pauvre fille, lui labourant de ses défenses aigües le sein et la poitrine et lui fit au flanc une profonde blessure par laquelle s'échappèrent des flots de sang. Elle s'évanouit en prononçant le nom de celui qui était la joie et le secret de son cœur. Une minute après, d'élégants chevaliers faisant escorte galante à une femme jolie, jeune encore, montée sur une fringante haquenée blanche, déboucha, à fond de train, dans la clairière sur la piste du sanglier. En voyant cette belle jeune fille étendue, sans mouvement, sur une couche de givre, la grande dame ne se sentit ni émue ni surprise, aucun sentiment de pitié charitable, nulle marque de compatissant intérêt ne vint altérer la sérénité hautaine de sa figure;; elle passa rapidement en détournant la tête, évitant seulement de tacher sa longue robe de velours au sang qui souillait la broussaille. Qu'importe, en effet, à la haute et puissante Isabelle châtelaine de Mureaux et autres lieux, l'existence d'une fille de manant, d'une ribaude peut-être; n'était-ce point assez déjà qu'elle eût détourné son cheval de son cadavre, afin de ne le point fouler aux pieds? Le reste de la troupe imita la châtelaine et comme si ce n'eût point été assez de cette cruelle indifférence, il se trouva parmi ces chevaliers, si courtois pour les dames et si haut vantés pour leur courtoisie, des esprits assez lâches , des âmes assez corrompues pour y ajouter en passant, une ignoble réflexion, une obscène plaisanterie, un dégoûtant quolibet.
Martine était depuis un quart d'heure environ sanglante, inanimée, les membres raidis par le froid, abandonnée de tout et de tous, sans autres soins que ceux que lui prodiguaient son chien. Le fidèle et intelligent animal avait ramené sur la blessure de sa maitresse les lambeaux de son vêtement déchirés et les y avaient comprimés avec sa patte afin d'arrêter l'effusion du sang; et cette simple opération avait peut-être sauvé la vie de la porte-balle; il essayait de la réchauffer en lui léchant les mains et le visage et poussait de temps en temps un cri formidable et plaintif en regardant le ciel comme pour le prendre à témoin de l'abandon des hommes. Tout à coup, un jeune cavalier, étranger à ceux qui accompagnaient la châtelaine se précipita dans la clairière. Au tableau qui s'offrit à ses regards, il se laissa choir plutôt qu'il ne descendit de sa monture et se précipita vers le corps de Martine toujours inanimé. Il s'agenouilla sur l'herbe ensanglantée, passa doucement son bras sous la tête de la jeune fille en la soulevant avec effort afin de ranimer sur son visage livide un atome de vie; il laissa échapper au milieu de ses sanglots et ses larmes ces simples mots où il avait mis toute l'amertume et tout l'amour de son âme: Ô ma bien-aimée!...
Comme réveillée à l'accent de cette voix, Martine ouvrit doucement les yeux, un rayon de bonheur illumina sa face pâle, ses lèvres décolorées, mais aucun son ne sortit de son gosier; puis elle retomba sans mouvement sur le bras de Conrad. Qui pourrait retracer la perplexité cruelle, l'affreux désespoir de ce malheureux et cher adolescent forcé d'assister à la longue agonie de celle qu'il aimait plus que la vie, et de s'avouer impuissant à la secourir dans cette forêt si peu fréquentée, aux approches de cette nuit sombre et glaciale qui tombait lentement sur la terre avec le brouillard. Cependant après des peines inouïes et des efforts surhumains,; il était parvenu à faire à sa bien aimée une couche moins dure, aidé dans cette tâche par le chien qui de ses griffes et de ses dents s'était mis à arracher l'herbe sèche de la clairière. Pour la garantir de l'âpreté de la froidure, Conrad l'avait enveloppée de son manteau de fourrures et à l'aide de branches mortes, il avait allumé au pied de la Bonde brûlée, un ardent foyer où il essayait de réchauffer et de ranimer ses membres engourdis. Déjà il espérait que ces soins ne seraient pas inefficaces, il avait senti le cœur de Martine battre sous sa main, la vie semblait y rentrer petit à petit et le sang remonter légèrement à ses joues. Mais son beau corps avait conservé sa pâleur livide et ses membres leur rigidité cadavérique et la nuit était venue tout à fait sinistre et épouvantable et il était seul avec son amour, sa bonne volonté et son impuissance!... Le découragement le pris, il s'affaissa auprès du foyer et se mit à pleurer amèrement. Avoir arraché un moment aux étreintes de la mort cette amante chérie, et la sentir se glacer de nouveau entre ses bras sans espérance de retour à la vie; avoir combattu tout un long jour pour réduire dans ce corps adoré une âme prête à sans échapper, et s'avouer avec amertume l'impossibilité où il était de disputer même son cadavre aux animaux carnassiers de la forêt; telles étaient les pensées pénibles qui le glaçaient d'horreur, les tortures cruelles qui déchiraient son cœur amoureux. Ô mon Dieu, s'écria-t-il, avec égarement, rends-moi ma bien aimée ou prends ma vie en même temps que la sienne, si la justice n'a pas voulu que nous fussions unis dans la vie, daigne au moins, par pitié, nous confondre dans la mort!...
Cependant, dame Isabelle, rentrée au manoir après la chasse, était accouru s'enfermer dans son oratoire au lieu de présider, comme elle en avait la coutume aux scènes sauvage de la curée. Elle était triste. Le fantôme de cette jeune fille abandonnée par elle, le matin, dans la clairière, la poursuivait partout; elle la revoyait pâle et souriante encore, étendue sans mouvement, parmi les broussailles panachées de givre et constellées de larges gouttelettes de sang qui ressemblaient à d'énormes rubis jetés capricieusement au milieu d'un écrin de perles. Elle tremblait cette femme qui n'avait jamais connu la peur, elle éprouvait un impérieux besoin de s'humilier et de prier, cette âme hautaine qui n'avait jamais cru à la miséricorde divine, le cadavre livide et sanglant qui se dressait devant elle l'épouvantait. Une terreur qu'elle n'avait jamais connue, un remords qu'elle ne soupçonnait même pas s'était emparé de ce cœur farouche que les crimes les plus épouvantables n'avaient pas ému, que les sentiments les plus tendres n'avaient pas touché!....
Elle fit demander Conrad. en apprenant qu'il n'avait pas reparu au château de puis le matin, elle donna ordre de le rechercher partout où il pourrait être. Les valets allumèrent des torches, se répandirent deux par deux dans les fourrés de la forêt de Mangiennes, appelant Conrad et le cherchant avec un empressement et une inquiétude non dissimulée; autant ils craignaient et fuyaient la châtelaine, autant ils aimaient et respectaient son fils. Conrad, au milieu de sa douleur, les entendit, et rassemblant toutes ses forces, il répondit à leur appel; par un cri formidable que l'écho répercuta en tremblant. Bientôt, il se trouva entouré de ses plus fidèles valets. On construisit à la hâte un brancard avec des branches de charmes reliées entre elles par des harts (liens de bois flexibles servant à entourer les fagots pour les porter) de coudriers; chacun pour rendre plus moelleux ce lit improvisé tint à honneur d'y étendre son manteau et Conrad y fit placer doucement le corps de Martine toujours évanouie. Une demi-heure après, un cortège imposant à la tête duquel Conrad avait pris place gravissait dans un respectueux silence et à la lumière des torches, la colline au sommet de laquelle le château de Mureaux dressait ses tourelles pointues; et comme minuit sonnait au beffroi, Martine l'enfant trouvée, Martine la porte-balle, rentrait au château de ses pères.
IV
Mureaux
Aussitôt que Conrad eût installé Martine dans l'appartement le plus confortable du château et recommandé aux servantes de veiller attentivement sur elle, il dépêcha son valet le plus sûr et son cheval le plus léger au vénérable curé de Thil avec prière de se rendre à Mureaux sans perdre de temps; puis sans changer de costume, il se rendit à l'oratoire où sa mère l'avait fait demander. A genoux devant son prie-Dieu, dame Isabelle était plongée dans une méditation profonde; ses joues portaient la trace des larmes récentes et ses traits l'empreinte d'un sentiment de terreur et d'épouvante. A l'entrée de son fils, elle se leva, mais à l'aspect du jeune homme dont la toilette en désordre était encore souillée du sang de la jeune porte-balle, l'orgueilleuse châtelaine eut un mouvement de hautaine répulsion et détourna la tête avec un dégoût affecté. Et quand Conrad lui dit eut raconté naïvement et sans détour les actions de sa journées, quand il eût dit qu'il avait fait ramener Martine au château et l'avait fait installer dans l'appartement d'honneur, quant surtout il lui eut assuré qu'il aimait la jeune fille de toutes les forces de son âme, elle bondit comme une tigresse blessée; avec la violence de son implacable nature, elle se livra aux emportements d'une fureur farouche, aux transports et aux imprécations d'une épouvantable colère.
- Monsieur, dit-elle brutalement à Conrad, faites porter cette fille de manant dans les communs réservés à la valetaille, rentrez chez vous et attendez mes ordres!...
- Madame, répondit Conrad sans s'émouvoir, Dieu m'est témoin que j'eusse voulu vous consulter avant d'agir comme je l'ai fait, et que je voudrais, à l'heure présente, vous obéir si je le pouvais, mais ce que j'ai fait est fait et restera fait. Que m'importent, dites-moi, Madame, les lois d'une étiquette ridicule que je méprise, que me font après tout, les orgueilleuses convenances d'un monde dont je ne m'occupe pas quand il s'agit du bonheur de ma vie et du repos de ma conscience. Le blason de mes nobles aïeux sera-t-il souillé par un acte de charité chrétienne?
Monsieur, interrompit fièrement Isabelle, si nos aïeux que vous invoquez et de l'honneur desquels vous faites si bon marché, sortaient de leurs tombeaux, ils vous diraient, comme moi, que le rejeton de leur illustre race a dérogé en installant une créature sans nom, dans des appartements où tant de nobles dames ont vécu, où tant de grands seigneurs sont morts; qu'il a forfait à l'honneur de leur nom en abandonnant son cœur, en livrant son âme aux séductions et aux caresses d'une coureuse de carrefours, d'une fille de Satan, enfin qu'il a trainé dans la boue et foulé aux pieds leur glorieux blason pour l'amour et les baisers répugnants d'une prostituée.
- Ma mère, s'écria sévèrement Conrad, pas un mot de plus; aussi bien en ai-je trop entendu déjà, respectez s'il vous plait, vous pour qui rien n'est respectable, cette pure et sainte jeune fille et laissez dormir en paix les mânes de mes ancêtres, leur réveil leur serait peut-être plus pénible qu'à moi-même. Rappelez-vous seulement que si je ne réclame pas de vous, pour cette enfant, une tendresse que vous n'avez jamais eue pour votre fils, je puis exiger du moins qu'elle soit ici traitée avec la considération et le respect qu'elle mérite; et veuillez bien songer que je n'ai de compte à rendre de ma conduite à cette heure qu'à Dieu et à ma conscience. Ne suis-je donc pas seigneur et maitre de céans?
Devant ce fier et hautain langage qu'elle entendait pour la première fois dans la bouche de Conrad et qui l'étonnait profondément, à cette ferme revendication de ses droits de châtelain, dame Isabelle courba le front en dévorant sa honte et sa colère, et se laissa tomber anéantie sur son prie-Dieu. Sans se retourner pour ne point laisser voir son dépit et son trouble, elle fit signe de la main à Conrad de se retirer, elle avait besoin d'être seule. Ne suis-je donc pas seigneur et maitre de céans, répétait-elle avec égarement et il semblait que ces paroles lui broyaient le cœur et empoisonnaient sa pensée; il semblait que ramenée par elles à la réalité de sa position, elle venait de tomber, brisée et meurtrie du haut de l'échafaudage où son indomptable orgueil l'avait hissée; il semblait enfin que ces simples mots avaient jeté un rayon de lumière vengeresse dans le ténèbres de sa vie et mis à nu toutes les turpitudes de son ambition, toutes les horreurs de sa puissance, toutes les vanités de sa convoitise. Elle se mit à pleurer abondamment et laissa échapper au milieu de ses sanglots une plaint amère comme le cri d'une âme hantée par le remords. Elle fit pour la première fois de sa vie, ce touchant appel à la miséricorde divine: Pardon, mon Dieu!... Car les paroles prononcées par Conrad avaient pour elle une signification terrible et une portée qu'elles ne pouvaient avoir pour lui.
Le jeune homme froissé dans ses sentiments les plus purs, insulté dans son affection la plus sainte en réclamant pour une bonne action son droit de seigneur et maître n'avait pas même soupçonné quels abimes il avait au fond de la conscience d'Isabelle et quels voiles il y déchirait. Mais pour expliquer ce que cette revendication inattendue avait d'horrible pour la, châtelaine et d'humiliant pour sa vanité, il faut remonter à quelques vingt ans en arrière.
Godefroi, le vieux châtelain de Mureaux était mort laissant après lui deux fils; l'ainé du nom de Conrad, héritier de son titre et de ses domaines, cœur brave et généreux, esprit juste et droit, nature sympathique et chevaleresque était allé guerroyer en compagnie de François de Lorraine et depuis douze ans n'était pas reparu au manoir paternel. Nicolas, le cadet, cœur étroit et sec, esprit bas et rampant, nature égoïste et lâche, administrait les domaines au nom de son frère et habitait le château de la famille; le premier de commerce agréable et bien fait de sa personne, souple et rigoureux, brave et bienfaisant, semblait fait pour plaire et pour vaincre, le second d'humeur maussade, contrefait de corps, faible et rachitique, rusé et méchant, semblait au contraire fait pour la répulsion et le dégoût. Cependant malgré ses vices moraux et ses défauts physiques, Nicolas avait épousé une noble aventurière du pays de Trêves, femme d'une incomparable beauté mais astucieuse et vile, incapable de sentiments généreux et désintéressés et susceptible de recourir même au crime pour assurer l'accomplissement de ses désirs, l'assouvissement de ses haines et la satisfaction de ses passions dominantes; la luxure et l'ambition. Isabelle, ainsi se nommait-elle, se considérait comme la châtelaine de Mureaux, faisant tout plier devant-elle, seigneurs et valets, chevaliers et ses amants; au grand scandale de la noblesse de la contrée, elle avait fait du château de Mureaux, cet antique foyer de loyauté chevaleresque et de vertus domestiques, le rendez-vous de tous les hommes perdus de débauche, de toutes les femmes qui ne retenait plus la honte de forfaire à leurs devoirs; et dans ce milieu de vices et d'ignominies, elle était maitresse et souveraine. Quant à Nicolas, abandonné à ses instincts crapuleux, à ses penchants ignobles, il laissait faire, sans même s'inquiéter de la réprobation méprisante qui s'attachait à son nom.
Isabelle venait de mettre au monde une fille quand Conrad, son beau-frère et son suzerain reparut inopinément à Mureaux et vint reprendre son titre et réclamer son domaine. Il ramenait avec lui un petit garçon d'environ six mois, fruit d'un mariage secret qu'il avait contracté en Italie avec l'héritière d'une illustre famille florentine et qui était morte en donnant naissance à cet enfant. Celui-ci se nommait Conrad comme son père et devait hériter, après lui, du nom, des domaines et des titres, du châtelain de Mureaux. Cette arrivée brusque et inattendue dérangea les projets ambitieux et l'existence fastueuse et déréglée de dame Isabelle. Cependant, elle ne laissa rien paraître de la contrariété quelle en éprouvait; au contraire, avec une infernale astuce, elle se composa un extérieur honnête et modeste , une existence toute d'humilité et de vertus; elle accueillit son beau-frère avec l'empressement respectueux qu'elle devait au chef de famille, elle lui témoigna les sentiments les plus affectueux et les plus dévoués; elle se complut à lui donner les marques les moins équivoques d'une tendresse cauteleuse et d'un attachement fraternel, enfin elle sut entourer son neveu de soins attentifs, d'égards si maternels, qu'elle capta la confiance et l'amitié du père; elle alla même jusqu'à exiger que l'enfant ne suça pas d'autre lait que le sien. En un mot, elle sut si bien mentir à son naturel et cacher sous des sourires les pensées criminelles qui s'agitaient dans son esprit, elle sut mettre tant d'adresse et de fourberie dans sa conduite, tant d'apparence de sincérité dans ses mensonges qu'elle s'emparât de l'esprit et du cœur de son beau-frère, trop loyal pour soupçonner la tromperie sous le masque de l'innocence de la vérité, et qu'elle parvint à lui persuader de lui confier et de laisser, sous sa tutelle, l'unique rejeton de leur race. Le châtelain qui portait au fond de l'âme un chagrin que rien ne semblait pouvoir adoucir depuis la perte de son épouse et qui malgré l'amour profond qu'il avait pour son fils éprouvait un impérieux besoin de mouvement et d'aventure, se laissa prendre à ces semblants de dévouement, à ces apparences si tendres, il reprit un beau matin son cheval et son harnais de bataille, tranquille désormais sur le sort de son enfant et heureux d'en confier l'éducation à une âme aussi noble, à un esprit aussi élevé qu'Isabelle. Depuis lors on ne le revit plus. Le bruit courut qu'il était tombé assassiné par un parti huguenots en rejoignant dans les Flandres l'armée du duc de Guise.
Isabelle en apprenant cette mort qu'elle avait peut-être préparée conçut un projet monstrueux qu'elle exécuta avec une audace et une perversité épouvantables. Sachant que l'héritier des titres et des domaines de la châtellenie de Mureaux était l'enfant mâle par rang de primogéniture dans la famille, elle fit publier partout que l'enfant né d'elle était un fils que son beau-frère avait tenu sur les fonds baptismaux et qui comme lui avait nom Conrad et afin de confirmer publiquement ce dire, elle osa forcer Nicolas à rendre foi et hommage au nom de cet enfant au comte de Chiny son suzerain. A cette époque tourmentée où la vie sociale n'existait pas pour le peuple courbé sous le joug d'un seigneur qui ne connaissait d'autres lois que son caprice ou son intérêt, ces subterfuges n'étaient pas rares tant les liens de la famille chez les puissants étaient relâchés et les mœurs dissolues. Isabelle, pour jouir sans contrôle de la puissance qu'elle venait de conquérir, fit empoisonner son mari, dans un banquet, par un chevalier d'aventures, qu'on disait son amant, mais pour éloigner d'elle les soupçons et imposer silence à la calomnie, sous prétexte de venger un crime aussi abominable, elle livra à la justice le trop confiant empoisonneur et le fit pendre par la main du bourreau; ensuite elle fit éclater bien haut une douleur et un regret qu'elle était loin d'éprouver et afficha avec éclat un deuil où son cœur n'était pour rien. Enfin, elle fit disparaître sa propre fille dont elle avait jusque là tenu la naissance pour ainsi dire secrète pour tout ce qui n'était pas l'ami ou le commensal du château. Pour accomplir ce nouveau crime, elle se fit une complice de sa camériste, créature méchante et perverse comme elle, son mauvais génie et son âme damnée. Cependant comme signe de reconnaissance et afin d'être à même plus tard de réclamer cette enfant si les événements lui rendaient nécessaires une telle réclamation, elle lui traça, sous le sein droit, à l'aide d'un poinçon d'acier, une croix de Lorraine surmontée de deux points entre ses deux branches supérieures, puis elle la remit froidement à sa camériste avec ordre de la placer en sevrage dans un village des environs de Trêves, en même temps qu'elle lui confia une assez forte somme en or pour la faire admettre, le moment venu, dans un couvent de la ville, sous le nom d'Agnès. Mais la camériste, au lieu de s'acquitter de cette mission, à la fois criminelle et délicate, conçut le projet de s'approprier les richesses qui lui avaient été confiées, abandonna l'enfant à la porte de la ville de Trêves et disparut sans laisser de traces. La pauvre petite fille fut recueillie par une troupe nomade de bohémiens et de ribaudes qui se dirigeaient vers le pays du Nord.
Libre et maitresse alors de la puissance qu'elle avait rêvée et poursuivie avec une infernale persévérance, la noble Isabelle reprit sa vie d'orgies et de plaisirs un moment interrompue; elle se livra sans entrave comme sans remords aux passions les plus honteuses, aux dérèglements les plus épouvantables, aux forfaits les plus criminels; une fois lancée sur cette pente rapide qui conduit à l'infamie, elle n'y descendit point lentement et par degré, elle s'y précipita avec une ardeur effrénée, elle y dégringola tout d'un coup si l'on peut se servir de cette expression.
Elle abandonna l'éducation de Conrad aux soins mercenaires d'une valetaille ignorante et corrompue sans soucis des fruits qu'une belle éducation devrait produire dans une nature jeune et ardente, sans prévoyance des résultats funestes et terribles que les exemples de sa conduite dissolue et licencieuse pouvaient avoir sur une âme d'enfant. heureusement pour ce dernier, il rencontra sur son chemin le digne curé de Thil qui fut pour lui un ami sincère et dévoué en même temps qu'un précepteur chrétien. Grâce aux soins vigilants de ce saint ministre de Dieu, Conrad ne se vicia point au contact de cette débauche honteuse et effrontée dont il était forcément le témoin; il semblait au contraire s'élever calme et pur dans ce milieu de vices et d'impudeur et y grandir en sagesse et en raison comme un lys vigoureux égaré dans un fumier; car à mesure que la raison développait ses facultés et éclairait son esprit, il ressentait une répugnance plus profonde, un éloignement plus invincible pour cette vie de fêtes et de plaisirs, de banquets sensuels et d'amours érotiques; à mesure que le sentiment échauffait son cœur, il éprouvait en dépit de ses efforts et comme malgré lui une interminable aversion pour celle qu'il croyait sa mère et un indicible dégoût pour sa conduite. Cependant, Dieu lui avait mis dans l'âme ce vague et ardent besoin d'aimer et qui est noble et beau, chevaleresque et généreux, qui la profonde nature droite et loyale. Aussi le parfum de cette vertu calme et modeste semblait-il déplacé et perdu au sein de ces lourdes et enivrantes senteurs d'orgie, la vie chaste de ce jeune homme apparaissait-elle à tous les yeux comme un reproche amer et vivant aux débordements sans frais d'Isabelle et de son entourage. Cependant, soit timidité, soit respect de lui-même, soit peut-être encore indulgence filiale, il avait toléré sinon partagé les tristes écarts et s'était montré constamment docile à sa volonté, mais aujourd'hui que le bonheur de sa vie et l'honneur de son nom étaient en cause, il s'était élevé avec force contre une prétention qui lui paraissait exorbitante, blessante pour lui, injurieuse pour sa bien aimée, et il avait affirmé ses droits et déclaré qu'il voulait être maitre et seigneur désormais. Voilà pourquoi la fière châtelaine, accoutumée à ne rencontrer ni obstacles ni résistances sur sa route avait été saisie de fureur et d'épouvante à cette simple et ferme revendication, voilà pourquoi elle était perplexe et inquiète en jetant un regard sur son sinistre passé.
Grâce à la science du curé de Thil, grâce surtout aux soins fraternels et à la présence du pauvre Conrad, Martine revint lentement à la vie. Sa jeunesse , la force de son tempérament, son amour, tout se réunit pour l'aider à triompher de la maladie, et les premières paroles qu'elle put prononcer furent en même temps un hosannah de reconnaissance et de tendresse pour son bienfaiteur, un cantique d'action de grâce pour Dieu qui l'avait soutenue, un concert de filiale gratitude pour le prêtre qui l'avait sauvée. Peu à peu sa blessure se ferma , le sang revint à son cœur avec l'espérance et la vie reprit possession de son être en même temps que l'amour reprenait possession de son âme; cependant sa convalescence fut longue et dura jusqu'aux premiers jours du printemps, mais autant cet hiver parut court et agréable à Conrad et à Martine, autant il dut sembler long et ennuyeux à dame Isabelle.
Au lendemain du jour de l'entrée de Martine au château de Mureaux, une révolution s'opéra complètement dans l'existence de la châtelaine; elle rompit brusquement avec sa vie de bruits et de plaisirs et courut se confiner dans ses appartements comme une recluse, abandonnant sans réserve à Conrad, l'administration de ses domaines. Aussi le premier soin de celui-ci fut-il de mettre fin au scandale éhonté dont il avait été si longtemps le témoin forcé, le spectateur muet en chassant du château les baladins et les ménestrels, les aventuriers et les filles de joie, en proscrivant impitoyablement, par respect pour lui-même, par considération pour son précepteur et plus encore par amour pour sa bien aimée, ces orgies impudiques, ces ignobles saturnales qui faisaient ressembler sa demeure seigneuriale à une caserne de soudards, à un repaire de bandits et de prostituées; il avait en un seul jour nettoyé son domaine de toutes ces immondices, comme autrefois le grand Hercule avait nettoyé les écuries d'Augias. Grâce à ses efforts et à ses soins, le château reprit bientôt cette physionomie calme et honnête à l'extérieur, cette tranquille et douce hospitalité à l'intérieur qu'on lui avait connu pendant une longue suite de siècles; mais si la nuit les créneaux de ses hautes tourelles ne laissaient plus échapper les lueurs et les fumées de l'orgie, ses cachots, du moins n'étaient plus troublés par la présence et les plaintes des victimes, si son pont-levis restait impitoyablement levé devant la honte et la débauche, il s'abaissa bien souvent devant la charité chrétienne, devant la souffrance et la misère, grâce à lui enfin, ces concerts d'imprécations et d'horreurs qui s'élevaient chaque jour de toutes parts autour de son nom, s'étaient vite changés en hymnes de reconnaissances et de bénédictions. Il consacrait ses matinées aux soins de ses affaires et aussitôt que ses suivantes avaient pansé et habillé Martine, il accourait toujours plus respectueux et plus épris, lui rendre compte de ses actes et puiser auprès d'elle de nouvelles forces pour continuer son œuvre, de nouveaux encouragements pour accomplir sa tâche. Comment retracer le charmant tableau qu'offrait ce jeune couple dans ces tête-à-tête, dont l'amour le plus respectueux et le plus chaste faisait tous les frais? Conrad avait fait asseoir Martine sur un de ces hauts sièges de chêne sculpté comme sur un trône au pied duquel il se plaçait lui-même sur un escabeau devant la haute cheminée où pétillait un feu clair et vif dont les flammes fantastiques et capricieuses, en donnant à leur physionomie, dans les ombres du soir, un caractère étrange et célestes semblaient animer par instants le pâle visage de Martine et le revêtir de cette beauté idéale et éthérée qu'on trouve chez les peintres anglais. Tantôt ses traits se coloraient des teintes de la rose, tantôt ils se nuançaient des tons éblouissants de la pâquerette ou bien quand l'ombre redescendait, les lueurs rouges du foyer jetaient sur sa blonde chevelure des reflets d'or ardent qui formaient autour de sa tête comme un limbe lumineux; parfois encore un éclair fugitif semblait amener un sourire bienveillant sur les lèvres de ces fiers chevaliers bardés de fer et de ces nobles dames, si belles et di austères dans leurs cadres appendus aux murailles de la salle et les réveiller pour admirer ce groupe si jeune et si pur qui leur rappelait leur jeunesse.
Pendant tout cet hiver, Isabelle se tint obstinément renfermée dans ses appartements dont la porte était défendue à tout le monde et surtout à Conrad. En voyant s'écrouler en un seul jour tout cet édifice de puissance et d'orgueil qu'elle avait édifié avec tant de peines, au milieu de tant de ruines et de sang et en se sentant lourdement retomber sur la terre du haut des sommets où elle planait impérieuse et fière, peut-être avait-elle dans son isolement de ces élans de rage impuissante qu'éprouverait dans son antre une louve à laquelle ont aurait arraché les dents et rogné les griffes; peut-être aussi, frappée d'épouvante à la contemplation de son passé, tissu de crimes et d'horreur et ramenée par sa chute même au sentiment de la fragilité des grandeurs humaines, pleurait-elle devant Dieu les fautes dont elle s'était souillée si impunément jusque là. ce qu'elle éprouva, nul ne l'a jamais su, mais que ce soit fureur de l'ambition déçue, remords d'un criminel passé, elle ne s'en sentait pas moins mortellement frappée au cœur, ses traits s'altéraient, son front se courbait, ses cheveux blanchissaient et les rides d'une vieillesse prématurée se creusaient de nombreux et profonds sillons dans ses joues, naguère encore si vermeilles. Un jour, elle fit appeler le vénérable curé de Thil dans son oratoire et au grand étonnement de tous, il y demeura enfermé pendant de longues heures. Que se passa-t-il dans ce solennel entretien? Eux seuls et Dieu l'ont su, mais le prêtre en sortit la face pâle et bouleversé, les traits empreints d'amertume et d'épouvante, et longtemps encore après son départ on entendait des cris déchirants, des sanglots étouffés, des prières mêlées à des soupirs et à des larmes s'échapper du retrait où Isabelle était demeurée à genoux.
Le remords avait enfin touché ce cœur de marbre. Toutefois l'inflexible volonté qui l'avait toujours soutenue dans sa vie criminelle ne devait pas lui faire défaut à cet instant suprême et l'abandonner pour une existence de repentir et de mortification. En effet, le lendemain, prenant une résolution qui avait dû bien lui coûter, elle se dirigea lentement vers l'appartement où Martine achevait sa convalescence.
A la voir ainsi passer dans ses longs vêtements de deuil, toujours fière et hautaine, comme un spectre, l'œil vitreux, les paupières rougies par les larmes et l'infamie, ses gens eux-mêmes restèrent saisis de terreur et furent pris d'une chrétienne commisération. D'un pas lent et ferme elle approcha du lit où reposait encore la jeune porte-balle qui semblait à cet instant oublier ses souffrances physiques pour compatir du fond de l'âme aux tortures morales de cette grande dame et lui sourire à travers ses pleurs. Une scène muette et indescriptible se passa entre ces deux femmes; la châtelaine fit sortir les suivantes puis s'agenouilla aux pieds de ce lit virginal, elle saisit les deux mains que Martine lui tendait, tremblante elle-même d'une étrange émotion et au milieu des sanglots qui lui brisaient la poitrine, la noble Isabelle laissa échapper un cri où se peignait toute son âme: Pitié!... Martine non moins troublée qu'elle la releva et la baisa pieusement au front. Ensuite avec une douceur de langage qu'on ne lui avait jamais connue, Isabelle prodigua à la jeune malade des consolations presque maternelles, des encouragements empreints d'une tendre et sincère compassion, elle lui parla d'oubli et d'espérance et en regard des sombres horizons du passé, elle lui découvrit un ciel éblouissant plein des promesses de l'avenir. Enfin elle manifesta avec un si touchant intérêt le désir de voir à quelle état de guérison se trouvait la blessure de Martine, cette blessure qui n'avait pas même obtenue d'elle un regard de pitié alors que le sang qui s'en échappait à flots, teignait de pourpre le givre matinal dans les hautes herbes de la Bonde trouée, que Martine, heureuse et flattée de cette marque d'intérêt, s'empressa d'enlever elle-même l'appareil qui recouvrait la cicatrice. Mais à cette vue, Isabelle se redressa de toute sa hauteur, comme animée par un invisible ressort et se laissa retomber lourdement sur le tapis, en s'écriant: Ma fille!...
Elle venait de reconnaître sous le sein de Martine, la croix de Lorraine avec ses deux points, sur les deux branches supérieures qu'elle avait tracée, elle même, comme signe de reconnaissance, à sa petite Agnès.
Quelques mois plus tard, alors que l'aubépine s'était de nouveau couverte de fleurs blanches et roses, que les violettes parfumaient l'air tiède d'avril et que les petits oiseaux chantaient l'amour sous le feuillage naissant les curés de Thil et de Delut célébraient dans la chapelle du château de Mureaux devant toute la noblesse assemblée, l'union de Conrad et d'Agnès. Deux vieux paysans agenouillés et un personnage à cheveux blancs étrangement accoutré, appuyé sur un long bâton d'épine, priaient sur le seuil pour le bonheur des deux époux. Isabelle en deuil et le visage voilé assistait également à la cérémonie, demandant à Dieu, dans son ardente prière, une inaltérable félicité pour ces deux être dont elle avait tourmenté l'enfance et empoisonné la jeunesse; puis le lendemain elle courut s'enfermer dans un couvent dont elle fit l'édification par sa conduite, sa piété et son repentir.
L'union de Conrad, le grand seigneur, et de Martine, la porte-balle, fut-elle heureuse? Ces époux fortunés eurent-ils beaucoup d'enfants? La légende ne le dit pas, mais mon aimable lectrice peut toujours leur supposer une longue suite de jours heureux et une nombreuse progéniture sans trop pour cela s'éloigner de la vraisemblance.
A. Thiébaux
(Originaire de Damvillers)
L'amour est trompeur
Quand on veut toujours garder sa couronne
Qu'on soit nonne, bergère ou baronne
L'amour est trompeur
Il faut clore l'oreille aux beaux devis
Il faut fermer les yeux aux mignons visages
L'amour est trompeur
Où vas-tu en courant dans la plaine
Piétinant sur la marjolaine
Les boutons d'or et les coucous
Toute affolée et furieuse?
Je m'en vais écouter, curieuse
Le rossignolet du grand bois
Qui bellement dans la nuit fredonne:
Il faut aimer pendant qu'on est jeune;
L'amour pour la jeunesse, est fait
Ouvrez-lui votre porte, écoutez-moi
Pour rire au soleil, n'attendez pas
Qu'il soit couché tout à fait
Vas-t'en vers la mère
Le rossignolet
Cache peine amère
Sous un beau couplet
Au soir quand la corne appelle
Laissant le grand-père à la maison
Tout par là comme à l'assemblée
Où vas-tu ainsi sans prendre garde?
Un beau jeune garçon m'attend
Pour danser sous le vieux tilleul
Et tant que la viole sonne
Tant que le tambourin résonne
Jusqu'au petit jour sans y songer
Je danse, je saute, je vibre
Et j'aime à serrer dans la ronde
La main d'un amoureux berger
Rester à la maison
Amour de berger
Et chant de viole
Font longtemps songer
Rieuse, tremblante et surprise
Quand la nuit sur les prés est tombée
Avec les grands cheveux au vent
Où vas-tu comme une âme en peine?
Je m'en vais au pied du grand chêne
Qui est derrière l'enclos du couvent
Ecouter les mignonnes ballades
Et les amoureuses roulades
D'un troubadour jeune et galant
Je sens à sa voix qui tremble
Mon cœur qui bat et se trouble
D'amour et d'aise en m'en allant
Jeunesse étonnée
Reste à la maison
Ne vas pas à nuit tombée
Ecouter la chanson
De raison pauvre abandonnée
Dis-moi quand la cloche est sonnée
Où vas-tu si loin du clocher?
C'est que je crois voir un jeune homme
Galant, bien fait, qui danse comme,
Comme un démon sur mon sentier
Et j'ai beau faire brûler un cierge
Pleurer et prier la bonne Vierge
Pour chasser les peines d'amour;
Il me semble toujours à la messe
Entendre la voix de la promesse
Et la chanson du troubadour
Quand cloche sonnée
Appelle au bon Dieu,
Bien abandonnée
Qui demeure fière
O laisser son vieux père aveugle
Et sa mère pleurer toute seule,
A ne pas prier pour les morts
La sotte enfant s'en est allée
En enfer, la pauvre affolée
Comme au matin dans les grands bois
Comme à la nuit sous le gros chêne
Elle courait à perdre haleine
Aux chanteurs, aux rossignolets
Comme se jouant de la maison
Elle courait à la viole
A la danse, aux beaux triolets
Qui court en aveugle
Au fruit défendu
Un jour pleure toute seule
Le bonheur perdu.
(Traduction de P. Errard)
La Haute Chasse
A travers les bois, à travers la plaine
Qui court nuit et jour, sans reprendre haleine
Comme une âme en peine
Taïaut, Taïaut, Taïaut
C'est le grand chasseur que l'enfer pourchasse
Rentrez vite chez vous, voilà la haute chasse
Qui aboie et qui passe
Taïaut, Taïaut, Taïaut!
Le jour commence à luire au sommet des tourelles
Le merle au fond des bois répète sa chanson
Au soleil qui va se lever, les jeunes pastourelles
Vont bientôt en chantant, ouvrir le cœur et la maison
Piqueur fait retentir la corne
Amène chiens et chevaux
Il faut qu'ici personne
Ne manque par ici
Que le sanglier qui patauge
Dans sa bauge
Sous nos coups tombe aujourd'hui
Avant la nuit
La cloche de l'église sonnait matines
Le grand chasseur tenait sa lance et criait fièrement
En chasse! Un petit jeune, parmi les églantines,
Disait: Le jour qui vient, c'est le jour du bon Dieu
Fuyez, fuyez qui vous appelle
A des plaisirs défendus,
Chasseurs c'est à la chapelle
Qu'aujourd'hui vous êtes attendus
Laissez dormir dans leurs niches
Vos caniches
Et reposer les sangliers
Aux halliers
Au château, blonde Iseult penchée à la fenêtre,
Lui criait: Il n'y a donc rien qui pourrait vous empêcher
De chasser le dimanche et de donner peut-être
Votre âme à Lucifer et de faire un pêché?
Allons plutôt à la messe
Jamais prier Dieu n'a nui
Rentrez et faites promesse
De ne pas sortir aujourd'hui
Malheur à qui s'abandonne
Et se donne
Pour la chasse à Lucifer
A l'enfer!
Deux chasseurs accourent au signal de la corne
A travers monts et vaux; et il y en avait beaucoup
Sur sa grise cavale en entendant le plus jeune
A droite du seigneur qui lui disait
Le bon Dieu dans sa puissance
A fait du saint Paradis
Le prix de l'obéissance
Mais aussi, je vous le dis
Chasser malgré sa défense
C'est offense
Qui, surement vous fera honnir
Et punir
Mais le grand noir chasseur qui faisait la sourde oreille
Lui répondit: seigneur, soit dit sans vous blesser,
Connaissez-vous un bonheur, une fête pareille
Pour le chasseur vaillant au bonheur de la chasse?
Dès que la corne retentit
Chevaux et chiens, tous courent
Il faut voir comme on se rassemble
Quand vient la chute du jour
Et qu'on voit toucher la bête
Qui fait tête
A vos chiens, à vos piqueurs
Sous vos coups
Mais sans rien écouter, sautant sur sa pouliche
Le seigneur crie: en chasse! Il semble qu'il voyait
Sous le bois, un chevreuil portant sa tête
Des cornes d'or massif qui fuyait, qui fuyait!
Il se faisait déjà fête
En rentrant près d'Yseult
De lui rapporter la bête
Mais ne la prend pas qui veut
Et depuis, à sa poursuite
Sans sa suite
Le grand chasseur, nuit et jour
Court toujours
(Traduction de P. Errard)